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Carte de situation du Yémen © Afdec.

 

 

 

"La guerre des drones" (documentaire d'Arte, 58 minutes)

 

 

Le Yémen, ligne de front de la « guerre des drones »

 

26 avril 2014​

 

Plus que jamais, la mort, au Yémen, vient du ciel. Du 19 au 21 avril, plusieurs dizaines de membres présumés d’Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA), dont trois chefs locaux de l’organisation, ont été tués dans une série de raids aériens « massifs et sans précédent », selon un haut responsable gouvernemental. Le ministère de la défense yéménite a évoqué le chiffre de 55 personnes tuées, y compris des civils.

 

Ces attaques de drones ont été menées conjointement par les Etats-Unis et les commandos militaires yéménites, focalisés sur « des cibles haut placées d’AQPA » dans le centre et le sud du pays, où prolifèrent les métastases islamistes. L’opération faisait écho à une vidéo postée quelques jours auparavant par Nasser Al-Wahichi.

 

Le chef d’AQPA y exhortait ses hommes liges, en des termes choisis, à ne pas faiblir face aux « croisés ». « Ô frères [...], n’oubliez pas qu’ils demeurent notre plus grand ennemi. Nous devons nous débarrasser de la croix, dont le porteur est l’Amérique », avait-il clamé, visant explicitement les dirigeants occidentaux impliqués dans la lutte contre la nébuleuse Al-Qaïda.

 

Cette déclaration publique, apparemment faite dans le cadre d’un rassemblement qui pourrait être l’un des plus importants de ces dernières années, a mis en émoi les autorités américaines, les poussant à agir sans délai. D’autant que les services de renseignement yéménites, de leur côté, auraient eu vent de la « préparation d’attentats contre des installations vitales, militaires et de sécurité, ainsi que contre des intérêts étrangers au Yémen ».

 

Fidèles à leur stratégie de (non-)communication, les Etats-Unis n’ont pas commenté cette vague d’attaques meurtrières, alors même qu’ils sont les seuls à disposer d’avions sans pilote dans la région. Des armes redoutables, qui, depuis leur première utilisation sur le territoire yéménite, en novembre 2002 (1), suscitent régulièrement une avalanche de critiques. En décembre, une frappe menée dans la province centrale d’Al-Bayda avait tué au moins douze personnes – prétendument des civils, aux dires de témoins – qui faisaient partie d’un convoi de mariage. En réponse à l’ire grandissante qu’avait suscitée cette « bavure » supposée, le Parlement yéménite avait, lors d’un vote symbolique, proscrit l’usage de drones sur son sol.

 

Cela n’a toutefois pas empêché les Etats-Unis de poursuivre, voire d’intensifier leur campagne d’attaques ciblées contre les hiérarques d’AQPA, considérée outre-Atlantique comme la « filiale » la plus active et la plus dangereuse d’Al-Qaïda (elle a été formée en janvier 2009, à la suite de la fusion des branches yéménite et saoudienne).

 

« Même si, depuis le printemps arabe de 2011, l'organisation s'est recentrée sur le Yémen, elle est la seule à pouvoir sérieusement menacer les Etats-Unis sur leur territoire. Preuve en est, les deux projets avortés d’attentat en décembre 2009 [un jeune Nigérian, Umar Farûq Abd Al-Muttalib, avait tenté de déclencher une bombe dissimulée sous ses vêtements sur le vol Amsterdam-Detroit] et en octobre 2010 [des cartouches d’imprimante contenant des explosifs avaient été envoyées à Chicago par cargo] émanaient d’elle », rappelle Charles Schmitz, professeur à la Towson University de Baltimore et spécialiste du Yémen.

 

A mesure que l’Administration américaine resserre son étau contre AQPA, le risque de faucher la vie d’innocents – les fameuses « victimes collatérales », dans le jargon du Pentagone – augmente. Le 23 mai 2013, pourtant, le président Barack Obama avait promis de mieux encadrer les attaques de drones, de tout faire pour limiter les pertes civiles et de privilégier l’arrestation des terroristes plutôt que leur élimination.

 

Mais cette promesse semble s’être brisée sur le mur de la realpolitik. Rien qu’en 2014, dix frappes ont déjà été menées, faisant au moins quatre morts parmi les civils, selon le décompte de la New America Foundation, une organisation non gouvernementale sise à Washington. En douze ans, l’ONG en a recensé 93, toutes sauf une ayant eu lieu sous l’ère Obama...

 

Face aux attaques des « oiseaux sauvages », la population yéménite, impuissante, vit dans l’angoisse et l’expectative. « Les drones ont très mauvaise réputation. Les gens en ont peur car ils ignorent toujours où et quand des missiles vont pleuvoir du ciel. L'été dernier, l'ambassade américaine a utilisé des avions pour réapprovisionner la garde militaire. Les habitants de Sanaa, la capitale, ont alors été saisis de panique car ils croyaient que des drones s’apprêtaient à viser certaines parties de la ville », explique M. Schmitz. Parmi les jeunes, certains en viennent à développer les mêmes symptômes traumatiques que les militaires, évoquant, eux aussi, « les bombardements, les brûlures et les destructions ».

 

Conscient de ses capacités limitées à éradiquer la gangrène islamiste, et en dépit des saillies de ses opposants qui l’accusent de brader la souveraineté nationale à vil prix, le régime yéménite préfère s'en remettre aux « bons offices » de Washington. Là où l’ancien président Ali Abdallah Saleh – retiré du pouvoir en février 2012, après plus de trente-trois ans de règne sans partage – approuvait officieusement les attaques de drones, son successeur, Abd Rabbo Mansour Hadi, les revendique ouvertement.

 

« Nous sommes obligés d’y avoir recours pour limiter les activités d’Al-Qaïda et les mouvements de ses membres », avait-il affirmé en mars, reconnaissant cependant des « erreurs limitées ». « En réalité, le Yémen n’a pas le choix car son armée et ses forces de sécurité ne contrôlent pas suffisamment le territoire pour maintenir l'ordre. En effet, l’Etat tend à gouverner en favorisant les arrangements et la médiation entre pouvoirs locaux plutôt que d’administrer directement les zones reculées et peu peuplées », indique Charles Schmitz.

 

Plus de deux ans après la « transition », le Yémen demeure dans les limbes, tant sur le plan politique qu’institutionnel ; une situation dont les radicaux islamistes semblent déterminés à faire leur miel pour déstabiliser le pays de l’intérieur. Face à cette menace, le tout-militaire est-il une option efficace ? « Certes, les drones ont permis d'éliminer de nombreux militants et cadres d'AQPA [dont Anwar Al-Awlaki, ex-idéologue en chef d'AQPA, en septembre 2011], mais la campagne militaire menée par Washington n’a pas permis de stopper Al-Qaïda, qui, engagée dans une guerre de grande ampleur avec l’armée yéménite, demeure puissante », observe M. Schmitz. Et de conclure : « un violent sentiment de rejet envers les Américains ne cesse de se développer au Yémen, qui n’existait pas avant les frappes d’avions sans pilote. Mais, quoi que dise ou fasse le gouvernement yéménite, les Etats-Unis, c’est certain, continueront de les utiliser... »

 

* * *

(1) La cible du drone Predator de la CIA était Ali Qaed Senyan Al-Harthi, soupçonné d’être l’auteur de l’attaque contre le destroyer américain USS Cole, en octobre 2000, à Aden (17 morts, 39 blessés).

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