23 août 2013
En mars, après quatre ans et demi d’exil à Dubaï puis à Londres, Pervez Musharraf s’était enfin résolu à reprendre le chemin du Pakistan, contre l’avis de la plupart de ses conseillers. Un retour aux accents messianiques, qui, pensait-il alors, allait lui permettre de réintégrer le grand jeu politique et, in fine, de reprendre les rênes du pouvoir. Las pour lui, l’ancien général qui s’était imposé en 1999 à la faveur d’un coup d’Etat avant de devenir président (de 2001 à 2008), n’aura guère eu l’heur de nourrir des projets d’avenir à la mesure de ses ambitions.
Après l’avoir frappé d’inéligibilité à vie en prélude au scrutin législatif du 11 mai, remporté par le dirigeant de la Pakistan Muslim League-Nawaz (PLM-N), Nawaz Sharif, la justice vient, en quelque sorte, de le condamner à la double peine. Celui qui se rêvait en roi thaumaturge du « pays des purs » a ainsi été formellement inculpé, mardi 20 août, du meurtre de Benazir Bhutto, et ce en dépit de ses vigoureuses dénégations. Figure quasi iconique du Pakistan, l’héritière de Zulfikar Ali Bhutto (1) et première femme à diriger un Etat musulman [elle fut premier ministre de 1988 à 1990, puis de 1993 à 1996] avait été tuée le 27 décembre 2007, en plein rassemblement politique à Rawalpindi, non loin d’Islamabad.
A l’époque, Pervez Musharraf s’était empressé d’imputer la responsabilité de cet assassinat au chef des taliban pakistanais, Baitullah Mehsud (2). Une manière habile de mettre sous le boisseau les moult critiques qu’il avait essuyées auparavant sur son peu d'empressement à protéger sa rivale – laquelle s'était épanchée dans la presse sur les nombreuses menaces dont elle était la cible. Depuis, spéculations et rumeurs n’ont cessé d’abonder sur la fin tragique de « BB », délicat écheveau que les autorités ne sont toujours pas parvenues à démêler.
Cela suffira-t-il à faire condamner l’ex-président, aujourd’hui âgé de 70 ans ? Difficile à dire. « L’opinion publique est partagée sur le sort réservé à M. Musharraf. Sous sa mandature, le pays se portait bien mieux qu'après son départ. Beaucoup pensent que le procès qui lui est fait est une manière de détourner l’attention des véritables maux qui gangrènent le pays, à savoir le terrorisme, le militantisme islamique, la pénurie énergétique [le manque d’électricité est estimé entre 5 000 et 10 000 mégawatts par jour], particulièrement handicapante, et une économie chancelante [la dette publique atteint 62,6 % du PIB] », explique l’analyste pakistanais Syed Fazl-e-Haider.
Reste que, par son audace, cette saillie judiciaire est sans précédent. Dans un pays où les militaires sont responsables de quatre coups d’Etat (1958, 1969, 1977, 1999), jamais un chef de l'armée n'avait eu à répondre d'accusations criminelles devant les magistrats – même si, en l’occurrence, celui-ci est à la retraite. Est-ce à dire que les hommes en kaki ne jouissent plus du statut d’intouchables ? Syed Fazl-e-Haider se veut nuancé : « L’armée [la septième du monde en termes d’effectifs] demeure l’institution la plus puissante du Pakistan, mais sa place a changé. Auparavant, elle menait le jeu ; désormais, elle agit en coulisse. Elle surveille très étroitement, quoique de manière plus discrète, les évolutions politiques et sait comment influencer la donne sans apparaître sur le devant de la scène ».
Plus largement, l’analyste voit dans la procédure enclenchée contre l’ancien chef de l’Etat un double ressort : « D’un côté, la justice veut saper l’impunité des généraux et les rendre responsables de leurs actes et omissions. De l'autre, elle cherche aussi à prendre sa revanche car elle estime avoir été victime de la dictature de Pervez Musharraf », argumente-t-il. Le 9 mars 2007, en effet, le président de la Cour suprême, Iftikhar Muhammad Chaudhry, avait été suspendu pour « abus de pouvoir ». Son tort ? Avoir statué que M. Musharraf, qui approchait alors du terme de son deuxième mandat, ne pouvait pas briguer une nouvelle fois l’investiture suprême s’il se maintenait à la tête de l'armée – jugement qui, bien évidemment, s’opposait aux desseins de l’intéressé.
De gigantesques manifestations, dans lesquelles juges et avocats étaient en pointe pour dénoncer la tendance du pouvoir à marcher sur les brisées de la justice, avaient alors secoué le pays, ouvrant la voie à la réintégration de M. Chaudhry. Quelques mois plus tard, en effet, sous la pression populaire, M. Musharraf avait été contraint d'aller à Canossa et de réhabiliter celui qu’il avait évincé de manière arbitraire.
Si la justice a ses intérêts propres, il en va de même pour Nawaz Sharif. Ce dernier, qui, par le passé, a déjà occupé deux fois le siège de premier ministre (1990-1993, 1997-1999), n’a sans doute pas oublié à qui il doit son éviction, en 1999. Cette année-là, le 12 octobre, sa tentative d'installer à la tête de l'armée un remplaçant à Pervez Musharraf tandis que celui-ci se trouvait à l’étranger s’était soldée par un fiasco personnel : destitution (avec suspension de la Constitution) et embastillement.
Cet épisode, bien qu’il n’ait donné lieu à aucune effusion de sang, aura à coup sûr laissé des traces. Toute la question est de savoir si Pervez Musharraf, désormais de l’autre côté du miroir, aura droit à un procès équitable. Beaucoup en doutent, eu égard au passif qui oppose les deux hommes. S’il est reconnu coupable, il risque la peine de mort ou la réclusion à perpétuité. Syed Fazl-e-Haider, lui, s’attend en tout cas à de nouveaux remous : « Il est probable que le bras de fer entre les institutions civiles et militaires se durcisse. Si tel est le cas, le pays pourrait bien replonger dans une crise politique ».
Aymeric Janier
(1) Fondateur du Parti du peuple pakistanais (PPP) en 1967, Zulfikar Ali Bhutto a été à la tête du Pakistan de 1971 à 1977, d’abord comme président de la République (1971-1973), puis comme premier ministre (1973-1977).
(2) Le fondateur du Tehreek-e-Taliban Pakistan (TTP) a été tué en août 2009 par une frappe de drone américaine.