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Tadjikistan : la « démocratie de façade » d'Emomali Rakhmon

31 octobre 2013

Au pouvoir sans interruption depuis 1992, le président du Tadjikistan, Emomali Rakhmon (1), 61 ans, briguera le 6 novembre sa propre succession. Aux dires des observateurs, il devrait être réélu pour un nouveau mandat de sept ans à la tête de cette ex-république soviétique frontalière, entre autres, de l’Afghanistan (voir carte ci-contre).

 

En prélude au scrutin, Olivier Ferrando, chercheur associé au CERI-Sciences Po et spécialiste de l’Asie centrale, décrypte la situation politico-économique de ce pays de huit millions d’habitants, à majorité musulmane (90 % de sunnites), qui, de 1992 à 1997, fut le théâtre d'une guerre civile entre communistes et islamistes.

 

>> Quel est l’enjeu du scrutin à venir ?

 

Olivier Ferrando : Contrairement au scrutin législatif qui se profile en 2015, l’élection présidentielle, pour laquelle six candidats sont en lice, ne présente aucun enjeu, dans la mesure où le résultat est connu d’avance. Il paraît acquis, en effet, qu’Emomali Rakhmon sera reconduit dans ses fonctions, et ce d’autant que l’ensemble de l’administration, à l’instar du gouvernement, sert fidèlement la machine présidentielle. Même les adversaires du chef de l’Etat ne se font aucune illusion sur l’issue du vote.

 

Ce qui, en revanche, a été nettement plus inattendu, et qui a d’ailleurs surpris les observateurs, c’est le fait que les deux principales forces d'opposition, le parti de la renaissance islamique (PRI) et le parti social-démocrate, aient pour la première fois fait alliance contre le président. Jamais, jusqu’ici, ils n’étaient parvenus à présenter un candidat commun, qui plus est une femme [Oïnikhol Bobonazarova, une avocate de 65 ans, qui a dû renoncer le 11 octobre, faute d'avoir pu réunir les 210 000 signatures exigées par la loi].

 

>> Depuis qu’il a pris les rênes du pouvoir, en 1992, quel style de gouvernance le président Rakhmon a-t-il instauré ?

 

Comme dans l'ensemble de l'Asie centrale, exception faite du Kirghizstan, Emomali Rakhmon a mis en place un régime autoritaire. Le pouvoir y est vertical, héritage de l'ère soviétique au cours de laquelle tout était décidé en haut lieu par les hiérarques du parti unique. Certes, officiellement, il existe plusieurs formations politiques, mais, en réalité, la seule qui compte est celle que dirige le président, le parti populaire démocratique.

 

A l’époque de la signature des accords de paix, en juin 1997, la situation était différente. Dans le gouvernement d'union nationale fraîchement établi, l’opposition disposait d’un vrai rôle. Jusqu’en 2000, les anciens belligérants – les communistes et le PRI – ont partagé le pouvoir sans trop de difficultés. Mais, par la suite, grâce à de multiples décrets et législations d’exception, ainsi qu’à une campagne d’assassinats ciblés, le président a réussi à réduire à quia toute forme d’opposition. Le parti de la renaissance islamique a survécu, mais il a été considérablement affaibli par la perte de son dirigeant historique, Sayyid Abdullah Nuri [mort en 2006 d’un cancer]. Celui qui l’a remplacé à la tête du PRI, Muhiddin Kabiri, est loin de jouir du même charisme. Et il est étroitement surveillé sur la question du respect de la laïcité car le PRI prône une forme de retour de l’islam dans la société.

 

>> Quel regard la population porte-t-elle sur le régime en place ?

 

La population est parfaitement consciente du caractère autoritaire du régime, mais elle soutient néanmoins le président parce qu’elle ne connaît que lui. A présent qu’il s’est considérablement enrichi, les citoyens veulent croire qu’il va se consacrer à eux et à leurs besoins. Il ne faut pas oublier non plus qu’Emomali Rakhmon a été le président de l’après-guerre, celui qui a restauré la stabilité du Tadjikistan. Pour beaucoup, il incarne l’ordre. D’où les craintes de voir un autre candidat accéder au pouvoir, ce qui pourrait fragiliser le pays.

 

>> Comment l’opposition est-elle traitée par le pouvoir ?

 

De nombreuses figures de l'opposition tadjike font l'objet de poursuites, surtout lorsqu’elles se montrent un peu trop critiques à l’égard des autorités. La plupart du temps, les procès intentés sont purement politiques, mais suffisants pour empêcher une personnalité prometteuse de percer.

 

De ce point de vue, la candidature d’Oïnikhol Bobonazarova a changé la donne car sa réputation d’intégrité a empêché le pouvoir de lancer une campagne de dénigrement contre elle. En défendant le droit des femmes et les principes de la démocratie (2), sans jamais être mêlée ni de près ni de loin au blanchiment d'argent – qui est monnaie courante au Tadjikistan dès lors que l'on acquiert un peu de pouvoir local –, cette juriste de formation, qui a enseigné un temps à la faculté de droit de Douchanbe, a gagné la sympathie de ses concitoyens.

 

>> Qu’en est-il des médias ? Sont-ils libres ?

 

A l’inverse de ce que l’on peut observer en Ouzbékistan, et de manière assez étonnante, il existe au Tadjikistan des médias libres, à la fois en tadjik et en russe. Asia Plus, par exemple, est un bihebdomadaire très apprécié, dont le site internet est particulièrement actif. Certes, il prend soin de ne pas dénoncer frontalement le président, mais il a au moins le mérite de soulever certaines questions sociétales et politiques, à la faveur d’entretiens avec des opposants. En fait, les médias, instruits par l’expérience et soucieux de préserver une situation financière souvent fragile, savent où se situe la ligne jaune. La pratique de l’autocensure est généralisée, ce qui ne les empêche pas de distiller des messages qui ne sont pas nécessairement subliminaux.

 

>> Quelle est la situation économique du pays ?

 

Le Tadjikistan est un État montagneux et pauvre. Depuis l'indépendance, il n'a jamais réussi à devenir autonome. Sa survie repose pour l'essentiel sur l’argent envoyé par les travailleurs émigrés ; une manne qui représente, selon les années, entre 30 et 50 % du PIB national ! Actuellement, on compte entre un et deux millions de Tadjiks émigrés, dont 90 % sont établis en Russie. Sur une population totale de huit millions d’habitants, le ratio est énorme.

 

Le pays jouit cependant de quelques richesses, comme l'aluminium et le coton, qui représentent la majeure partie de ses exportations, ainsi que l’or bleu. De fait, le Tadjikistan tient, aux côtés du Kirghizstan, le rôle de château d’eau de l’Asie centrale. Le potentiel de développement y est gigantesque, mais la région est une zone ou l’activité sismique est très forte. Or, tout investissement exige des garanties et des constructions qui soient aux normes, ce qui pose problème.

 

>> Quels rapports le Tadjikistan entretient-il avec les autres ex-républiques soviétiques ?

 

Les relations entre les pays d’Asie centrale se sont forgées principalement en réaction à l’Ouzbékistan. Le régime d’Islam Karimov, en imposant un régime de visas strict et en fermant ses frontières, au besoin avec des mines et des barbelés, empêche toute forme de coopération régionale. D’où l’émergence de coalitions de circonstance. Dans la mesure où le Tadjikistan et le Kirghizstan sont tous deux importateurs de gaz ouzbèke – dont le paiement suscite régulièrement des tensions –, les deux pays se sont rapprochés. Désormais, des routes alternatives passant par le Kirghizstan permettent au Tadjikistan de contourner l'Ouzbékistan. Parallèlement, un projet de corridor ferroviaire reliant le Turkménistan, l'Afghanistan et le Tadjikistan a été officiellement mis sur les rails il y a peu.

 

>> Et avec la Russie ?

 

Les liens qui unissent Douchanbe à Moscou sont très forts. On l'a encore constaté au cours de la campagne présidentielle. En un sens, si le président Rakhmon peut se maintenir au pouvoir, c'est grâce au bon vouloir de la Russie. L’influence de cette dernière au Tadjikistan est loin d’être marginale, non seulement dans le domaine médiatique [les Tadjiks regardent plutôt les chaînes russes, qui représentent pour eux une source d’information alternative à la télévision d’Etat], mais aussi et surtout en matière d’investissement. De fait, la Russie est le premier partenaire économique du Tadjikistan.

 

Par ailleurs, il me paraît important de rappeler que la Russie a toujours joué un rôle dans la stabilité du Tadjikistan. Pendant toute la durée de la guerre civile, de 1992 à 1997, c’est elle qui a contrôlé les frontières, notamment celle avec l’Afghanistan [longue d’environ 1200 km], et empêché l'effondrement total du pays. Un partenariat appelé à perdurer, puisque, au début du mois d’octobre, le président Rakhmon a signé un accord avec Moscou pour prolonger jusqu’en 2042 le bail de la base 201. Pour les Russes, la portée de cet accord n'est pas anodine, car disposer d'une base militaire dans le pays implique la possibilité de faire du renseignement et la capacité, le cas échéant, de déstabiliser le pouvoir en place par les armes.

 

>> Régulièrement, le président tadjik agite l’épouvantail de l’extrémisme islamique. Cette menace est-elle réelle ?

 

La menace est réelle, en effet. Elle provient essentiellement de mouvements radicaux, non pas nationaux, mais régionaux [à l’instar du Hizb ut-Tahrir ou du Mouvement islamique d’Ouzbékistan]. Le gouvernement ne manque pas une occasion de le rappeler – à juste titre – mais il en profite aussi pour jeter le discrédit sur le parti de la renaissance islamique en lui reprochant des alliances douteuses qui n’existent pas.

 

Le modèle tadjik se rapproche de la « laïcité à la turque » : la religion y est contrôlée par l’Etat. Une instance administrative est chargée d’assurer le respect des règles. Dès que certaines mosquées sortent du rang, parce qu’elles sont sous influence salafiste par exemple, les autorités n’hésitent pas à lancer des poursuites et à procéder à des arrestations. La plupart des prisonniers que l’on trouve aujourd’hui dans les geôles tadjikes sont des religieux. La chasse aux sorcières est permanente.

 

>> Emomali Rakhmon envisage-t-il de rester au pouvoir indéfiniment ou, au contraire, de passer la main à terme ?

 

A l’heure actuelle, personne ne se pose la question. Arrivé au pouvoir après la chute de l’URSS, il est le président le plus jeune de la région et a encore de longues années devant lui, ce qui n’est pas le cas d’Islam Karimov en Ouzbékistan [75 ans] ou de Noursoultan Nazarbaïev au Kazakhstan [73 ans]. Par ailleurs, modifier la constitution n’est pas un problème en soi. Il ne commettra pas la même erreur que son voisin turkmène, feu Saparmourat Niazov, qui s’était autoproclamé président à vie. Il va s’efforcer de cultiver une démocratie de façade. Mais s’il se représente en 2020, cela ne choquera personne...

 

Propos recueillis par Aymeric Janier

 

(1) En mars 2007, il a « dérussifié » son nom, Rakhmonov, pour lui donner une consonance plus tadjike.

(2) De 1996 à 2007, Oïnikhol Bobonazarova a dirigé la branche tadjike de la Fondation Soros [du nom du milliardaire et philanthrope américain d’origine hongroise], une ONG destinée à promouvoir le développement des sociétés démocratiques.

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