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Les chiites saoudiens, cibles du radicalisme sunnite

 

5 juin 2015

 

Dans leur croisade mortifère contre les Lumières, les djihadistes sunnites de l’Etat islamique (EI) visent peu ou prou tout ce qui ne leur ressemble pas. Dans leur ligne de mire, les chrétiens, les juifs, les kurdes, les yazidis, mais aussi les musulmans chiites, coupables à leurs yeux de dévoiement religieux. Cette chasse aux « rafida » [l’un des surnoms péjoratifs donnés aux chiites par les extrémistes sunnites], l’EI la mène désormais hors des frontières de son « califat » syro-irakien, jusqu’en Arabie saoudite, temple originel du wahhabisme (1) et gardienne des deux lieux saints de La Mecque et de Médine.       

          

En l'espace d’une semaine, à la fin de mai, le royaume a ainsi été le théâtre de deux attaques meurtrières dirigées contre la minorité chiite, qui représenterait entre 10 et 15 % de la population (soit environ trois millions d’habitants). Le 29 mai, quatre personnes ont été tuées par l’explosion d’une voiture piégée à proximité d’une mosquée de Damman, dans l’est du pays. Une semaine auparavant, un attentat-suicide avait ensanglanté la mosquée de Koudeih (province de Qatif), lors de la grande prière du vendredi. Bilan : 21 morts et 81 blessés – le plus lourd qu’ait connu l’Arabie saoudite depuis les années de plomb, de 2003 à 2007, lorsque la nébuleuse Al-Qaïda faisait régner la terreur par le sang.

           

Cette double tuerie, revendiquée par les sicaires d’Abou Bakr al-Baghadi – lequel n’a jamais fait mystère de son animadversion pour la monarchie « corrompue » des Saoud, « inféodée aux croisés et aux juifs » –, est avant tout destinée à attiser les tensions multiséculaires entre chiites et sunnites. Certes, le roi Salman a promis d’écraser les suppôts de l’EI et exprimé sa compassion à l'égard des chiites. Mais ses propos, pour rassembleurs qu'ils soient, masquent mal une fracture interconfessionnelle déjà béante.  

           

Dans les médias saoudiens, comme sur les réseaux sociaux, les imprécations antichiites font florès. Plusieurs termes offensants reviennent ainsi en boucle sur Twitter pour les désigner : « les idolâtres » (ahl al-awthan), « les hérétiques » (koufar), « les zoroastriens » ou encore « les esclaves de l’imam caché », référence à la croyance chiite selon laquelle le dernier imam, le Mahdi, ne reviendra qu’à la fin des temps, inaugurant le règne de Dieu sur Terre et révélant le sens caché des versets du Coran.

           

Cette rhétorique incendiaire est encouragée plus ou moins ouvertement par les ulémas, docteurs de la loi musulmane et exégètes respectés. « Les wahhabites saoudiens, conservateurs par excellence, considèrent le chiisme comme un mouvement sectaire, une dissidence dangereuse qu’il faut éliminer. Ce sentiment n'a fait que se renforcer depuis la révolution islamique iranienne de 1979 », explique Elisabeth Vandenheede, chercheuse à l’Université libre de Bruxelles (ULB). « Les crispations les plus fortes ne datent pas d’aujourd’hui, mais des années 1980 [au cours de la guerre entre l'Iran chiite de Khomeyni et l'Irak sunnite de Saddam Hussein, qui dura de 1980 à 1988] », poursuit-elle.

           

Lors des mouvements d’émancipation qui ont secoué le monde arabo-musulman, en 2011, les chiites saoudiens, principalement regroupés dans l’est pétrolifère, ont profité de l’occasion pour se soulever, arguant des discriminations dont ils étaient victimes dans l’enseignement supérieur et l’accès aux emplois publics. La contestation a été brutalement tuée dans l’œuf par Riyad, mais elle a contribué à alimenter un peu plus la défiance à l’égard de la communauté. « Dès le départ, en effet, les 'printemps arabes' ont été perçus par les gouvernements du Golfe, et en particulier l’Arabie saoudite, comme un complot orchestré par l’Iran. La lecture confessionnelle des tensions en Irak, en Syrie et surtout au Yémen ne fait aujourd’hui qu’exacerber cet état de fait  », analyse Mme Vandenheede.

           

Depuis la fin du mois de mars, l’Arabie saoudite est en effet engagée, aux côtés de neuf autres pays (2), dans une opération militaire de grande ampleur chez son voisin yéménite. Baptisée à l'origine « Tempête décisive », avant d’être renommée « Restaurer l’espoir » à la fin d'avril, elle vise à réinstaller au pouvoir le président sunnite Abd Rabo Mansour Hadi, renversé par les houthistes – des zaydites d'obédience chiite soutenus par l’Iran et dans le collimateur de Riyad depuis quelques années. « En 2009, déjà, l'armée de l'air saoudienne avait bombardé certaines de leurs positions » en riposte à un incident frontalier, rappelle Elisabeth Vandenheede. A la dimension politico-religieuse s’ajoute cette fois un volet économico-stratégique. « Il s’agit aussi de protéger le détroit de Bab al-Mandeb [qui sépare Djibouti et le Yémen], indispensable pour le commerce des hydrocarbures », précise la chercheuse. En effet, près de cinq millions de barils de pétrole transitaient en 2014 par cette zone maritime, selon l’EIA, l’Agence américaine d’information sur l’énergie.               

           

Etant donné le contexte volatil qui prévaut actuellement dans la région, l'Arabie saoudite peut-elle être déstabilisée de l’intérieur ? L’hypothèse est improbable. « Les jeunes Saoudiens auteurs des attentats [des 22 et 29 mai], qui se réclament de l’EI comme hier d’Al-Qaïda, s’inscrivent dans une lutte eschatologique du Bien contre le Mal. Pour eux, la fin des temps est proche et le combat ultime se déroulera en Syrie (le Bilad al-Cham ou Grande Syrie historique regroupant, outre la Syrie actuelle, le Liban, la Jordanie et la Palestine). De prime abord, ce discours pourrait suggérer un pouvoir de nuisance élevé. Mais Riyad mettra tout en œuvre pour résister, même si cela doit passer par des guerres », prédit Mme Vandenheede. La survie de la dynastie des Saoud est à ce prix.

 

* * *

(1) Le wahhabisme est un mouvement politico-religieux de tendance puritaine fondé au XVIIIe siècle par Muhammad Ibn Abd al-Wahhab (1703-1792).

(2) Bahreïn, Koweït, Qatar, Emirats arabes unis, Egypte, Jordanie, Maroc, Sénégal et Soudan.

 

Des membres de la communauté chiite saoudienne portent le cercueil de l'une des victimes de l'attentat-suicide du 22 mai, le 25 mai 2015 à Qatif, dans l'est du pays (Reuters).

 

Repères

 

  • Superficie 2 150 000 kilomètres carrés (soit presque quatre fois la France).

 

  • Population : environ 28 millions d'habitants.

 

  • Capitale : Riyad.

 

  • Monnaie : le riyal saoudien.

 

  • Journée nationale : le 23 septembre (le terme de fête est réservé aux événements religieux comme l’Aïd al-Fitr (fin du mois de ramadan) et l’Aïd al-Adha (fête du sacrifice)).

 

  • Communautés religieuses : musulmans sunnites (les chiites représentent 10 à 15 % de la population et sont concentrés pour l’essentiel dans l’est du pays).

 

 

 

Chiites-sunnites, un antagonisme millénaire

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La scission entre chiites et sunnites remonte à la mort du prophète Mahomet, en 632. La question qui se pose alors est de savoir qui va diriger la communauté islamique (umma). Les sunnites plaident pour que ce rôle échoie au plus méritant des croyants, tandis que les chiites se prononcent en faveur d'Ali, gendre et fils adoptif de Mahomet, et de sa descendance (les Alides). Aujourd'hui, le sunnisme, qui se caractérise par le respect de la sunna – la tradition fondée sur les hadiths (propos, faits et gestes de Mahomet) – représente la branche majoritaire de l'islam, soit environ 90 % des fidèles. Il comprend quatre écoles, plus ou moins rigoristes : le hanafisme, le chaféisme, le malékisme et le hanbalisme. Contrairement au sunnisme, le chiisme est organisé en clergé et hiérarchisé, avec, à la base, les imams et, au sommet, les ayatollahs (littéralement « signe miraculeux de Dieu »), pratiquement intouchables. Lui aussi se subdivise en plusieurs obédiences : duodécimains, ismaéliens, zaydites, etc. Depuis la révolution khomeyniste de 1979, la rivalité entre les deux communautés transparaît dans l'affrontement entre l'Arabie saoudite, « championne » du sunnisme, et l'Iran, nation phare du chiisme.

 

 

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