Le président de la Bolivie, Evo Morales (au centre), s’exprime lors d’une conférence de presse sur la base aérienne d’El Alto, le 10 novembre 2019, quelques heures avant d’annoncer sa démission (Juan Karita/AP).
Repères
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Superficie : 1,1 million km².
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Population : environ 11,3 millions d’habitants.
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Capitales : Sucre (capitale constitutionnelle) ; La Paz (capitale administrative, siège des pouvoirs exécutif et législatif).
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Monnaie : le boliviano.
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Fête nationale : le 6 août [en référence à la déclaration d’indépendance du 6 août 1825 vis-à-vis de l’Espagne].
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Communautés religieuses : catholiques (95 %) et églises protestantes.
En Bolivie, la chute annoncée d’Evo Morales
11 novembre 2019
La pression toujours plus forte de la rue a fini par avoir raison de ses velléités de résistance lui, qui, d’ordinaire demeurait impavide en toutes circonstances (et s’en faisait une fierté). Après trois semaines d’une intense contestation émaillée de manifestations et de violences (trois morts, 383 blessés), le président socialiste de Bolivie, Evo Morales, 60 ans, a annoncé sa démission, dimanche 10 novembre. Une décision abrupte, qui met un terme à près de quatorze années de pouvoir.
Ce coup de tonnerre politique dans un ciel social chargé de nuages menaçants n’a pourtant rien de surprenant, au regard des critiques qui ne cessaient de pleuvoir sur le chef de l’Etat andin. En cause : sa réélection au premier tour de l’élection présidentielle, le 20 octobre. L’opposition avait alors évoqué « une gigantesque fraude », et la mission d’observation de l’Organisation des Etats américains (OEA) s’était émue de « graves irrégularités » lors du dépouillement.
Dans un rapport préliminaire accablant rendu public dimanche, l’OEA – dont la Bolivie est membre depuis 1948 – a enfoncé le clou, dénonçant « une manipulation claire » des systèmes informatiques et jugeant qu’un nouveau scrutin devait être organisé. Dans la foulée, le dirigeant indigène a vu ses principaux partisans l’abandonner : la plupart de ses ministres, mais aussi des dizaines de députés et de sénateurs. La présidente du Tribunal suprême électoral, Maria Eugenia Choque, a quant à elle été arrêtée, sur ordre du parquet.
Parallèlement, l’armée elle-même, sur laquelle M. Morales avait toujours pu s’appuyer, a exhorté l’ex-syndicaliste, héraut du « socialisme du XXIe siècle » (à l’instar des anciens présidents vénézuélien Hugo Chavez et équatorien Rafael Correa), à s’incliner pour le bien du pays. « Après avoir analysé le conflit national, nous (lui) demandons de renoncer à son mandat (...), de permettre le rétablissement de la paix et la restauration de la stabilité », a déclaré à la presse le commandant en chef des forces armées, le général Williams Kaliman.
Une objurgation certes entendue par Evo Morales, mais de manière trop tardive. D’autant que le chef de file du MAS (« Movimiento al Socialismo », Mouvement vers le socialisme), qui reste très populaire dans les zones rurales pauvres, persiste à voir dans sa chute le résultat d’une machination. « D’abord, ils [l’opposition] ont pris le prétexte de la fraude, puis ils ont demandé un second tour, puis de nouvelles élections, et maintenant, ma démission (...) C’est un coup d’Etat », a-t-il lancé, affirmant au passage que « (son) péché [était] d’être indigène (et) producteur de coca ».
Ces propos, confirmés dans la soirée de dimanche par le vice-président Alvaro Garcia Linera, ont trouvé un écho favorable au Venezuela, au Nicaragua et à Cuba, soutiens affichés du dirigeant déchu (les trois pays font partie de l’Alliance bolivarienne pour les Amériques, fondée en 2004 et dont le but originel était de proposer une solution alternative au projet de « zone de libre-échange des Amériques »). De son côté, le Mexique s’est dit prêt à lui offrir l’asile.
A rebours de l’enthousiasme qui avait accompagné ses premiers pas à la présidence, Evo Morales se trouvait acculé de toutes parts. Certes, le pays a connu une forte croissance lors de la dernière décennie (supérieure à 5 % jusqu’en 2015, de 4 % depuis 2016) et la politique de redistribution sociale a permis de réduire sensiblement le taux de pauvreté (de 60 % en 2005 à 39 % en 2015), mais l’intransigeance du chef de l’Etat sur le plan politique a joué contre lui.
Sa décision, notamment, de faire fi des résultats du référendum du 21 février 2016, quand il avait échoué à convaincre la population d’accepter une révision de la Constitution lui permettant de briguer un quatrième mandat (le « non » l’avait emporté, avec 51,3 % des suffrages), a écorné sa crédibilité de façon irrémédiable. En se tournant vers le Tribunal constitutionnel – rempli d’affidés – pour obtenir gain de cause, il a contribué à s’aliéner une partie de ceux qui, auparavant, lui accordaient une confiance aveugle.
Depuis, la fracture entre pro- et anti-Morales s’est élargie, au point de devenir un gouffre béant. Les habitants eux-mêmes perçoivent clairement, bien qu’à regret, l'ampleur du fossé qui les sépare. Telle cette réceptionniste de Santa Cruz, la plus grande ville du pays, citée par l’agence de presse Reuters : « La Bolivie est brisée. Nous nous détestons tous les uns les autres », déplore-t-elle. « Si nous continuons comme ça, ce sera pire qu’au Venezuela », ajoute-t-elle. Là-bas, la crise politico-économique liée à l’épreuve de force qui perdure entre le président Nicolas Maduro et ses détracteurs s’est déjà soldée par l’exil forcé de plus de trois millions de personnes.
Dans les rues de Bolivie, les contempteurs d’Evo Morales ont accueilli avec jubilation l’annonce de sa démission. « Si se pudo, lo sacamos ! » (« On l’a fait, on l’a sorti ! »), ont-ils scandé. Il n’en reste pas moins que la situation est des plus précaires. Car, à une économie chancelante – ce qui rebute les investisseurs étrangers (dans le classement « Doing Business » 2018 établi par la Banque mondiale, le pays occupait le 152e rang sur 190) –, s’ajoute dorénavant un dangereux vide politique.
En effet, la Constitution dispose qu’en cas d’empêchement du président et du vice-président, l’intérim revienne au président du Sénat (Adriana Salvatierra), puis à celui de la Chambre des députés (Victor Borda). Or tous ont démissionné, ce qui jette une ombre inquiétante sur la succession de M. Morales, que celui-ci n’avait pas préparée.
Quel que soit celui ou celle qui prendra la relève, pour Francesco Manetto, correspondant du quotidien espagnol El Pais (centre gauche) dans les Andes, le retrait du dirigeant bolivien « est le symptôme de l’épuisement d’un modèle et la démonstration que le pouvoir, en Amérique latine, dépend encore aujourd’hui des forces armées ».