Le Japon à l'épreuve du terrorisme islamiste
4 février 2015
Longtemps, le Japon s’est cru à l’abri des vents mauvais cinglant le Moyen-Orient. Son éloignement géographique, pensait-il, l’immunisait contre le poison du terrorisme islamiste qui se répandait insidieusement dans la région. Il réalise aujourd’hui, de la manière la plus cruelle, combien ce postulat est caduc. Samedi 31 janvier, l’État islamique (EI) a ainsi annoncé la décapitation du journaliste Kenji Goto, enlevé à l'automne en Syrie. Une semaine auparavant, déjà, un autre ressortissant nippon, l’entrepreneur Haruna Yukawa, avait subi le même sort funeste, malgré les appels à la clémence lancés par Tokyo.
« Outré » par la barbarie de l’EI, le premier ministre (conservateur) japonais, Shinzo Abe, a affiché son absolue fermeté. « Nous ne pardonnerons jamais aux terroristes. Le Japon est fermement résolu à prendre ses responsabilités en lien avec la communauté internationale pour les combattre et les traduire en justice », a-t-il assuré devant la presse, tout en exprimant ses « regrets » aux proches de Kenji Goto. Mais comment répondre au défi diplomatique posé par les zélotes sanguinaires d’Abou Bakr Al-Baghdadi, « calife » autoproclamé de l’EI ?
Depuis son retour au pouvoir en décembre 2012, après un premier passage aux affaires de 2006 à 2007, Shinzo Abe ne fait pas mystère de son ambition à voir son pays s’affranchir des « chaînes du passé [impérial] » pour jouer un rôle plus important sur la scène internationale. A ses yeux, l’Archipel, dont il aspire à restaurer la fierté et la puissance, comme en témoigne le projet de budget de la défense pour l’exercice fiscal 2015-2016 (+ 2,8 %, à 4 980 milliards de yens, soit 37,4 milliards d'euros), ne doit pas faire preuve de frilosité lorsque ses intérêts sont en jeu. D’autant qu’un large consensus existe au sein du landerneau politique en faveur d’un interventionnisme plus proactif dans le monde en matière sécuritaire.
« La base militaire de Djibouti, qui accueille depuis 2011 les forces japonaises participant aux opérations antipiraterie dans le golfe d'Aden, a ainsi été mise en place par le Parti Démocrate (PDJ), aujourd’hui principal parti d’opposition », rappelle Céline Pajon, chercheuse au Centre Asie de l’Institut français des relations internationales (Ifri) et spécialiste des problématiques de défense au Japon. « La classe politique se divise toutefois sur les conditions de cet engagement militaire, en particulier sur les circonstances pouvant mener à un éventuel emploi de la force armée », tempère-t-elle.
En un peu plus de deux ans de mandat, Shinzo Abe, qui s'est rendu dans une cinquantaine de pays, a déjà en partie donné corps à son nouveau dessein politique. A défaut de lancer une révision de l’article 9 de la Constitution de 1946 (1) consacrant la renonciation de « l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux » – chantier trop lourd à gérer d’un point de vue procédural et trop coûteux politiquement au regard des âpres résistances qu’il suscite –, il a promu une réinterprétation de celui-ci, censée ouvrir la voie à un engagement élargi des Forces d’autodéfense à l’étranger.
« Cette nouvelle interprétation a fait l’objet d’une décision du Cabinet en juillet. Les prochains mois seront décisifs car les lois nécessaires à la mise en application du droit de légitime défense collective [capacité à se déployer sur des théâtres d’opérations extérieures pour venir en aide à des pays alliés ou partenaires subissant une attaque] seront soumises et débattues à la Diète [le Parlement] », souligne Mme Pajon.
En pratique, cependant, Shinzo Abe, se montre précautionneux. Certes, il a promis l’octroi d’une enveloppe de 200 millions de dollars aux pays situés en première ligne face à l'EI (Irak et Liban en tête) lors de la tournée qu’il a effectuée en janvier au Moyen-Orient – dont l’Archipel dépend étroitement pour son approvisionnement en or noir, surtout depuis l’arrêt des réacteurs nucléaires consécutif à la catastrophe de Fukushima, en mars 2011. Mais il s’est gardé de fournir un appui militaire à la coalition dirigée par les États-Unis, préférant accroître l’aide humanitaire allouée aux victimes des hommes de Daech [l’acronyme arabe de l’EI], en particulier les réfugiés et les déplacés.
Une ambivalence qui se retrouve au sein de la population, tiraillée entre des sentiments contradictoires. « Si l’opinion publique est plus réaliste quant aux menaces qui ciblent le Japon et à la nécessité, pour l'Archipel, de mieux se protéger et de prévenir les crises en intervenant à l'étranger, elle demeure très attachée aux normes pacifistes consacrées par la Constitution », observe Céline Pajon. De fait, le projet nourri par Shinzo Abe d'étendre le spectre des missions échues aux Forces d’autodéfense – créées en 1954 pour défendre le territoire national – soulève moult inquiétudes.
Beaucoup redoutent que le pays ne soit entraîné dans un conflit inextricable. D’après un sondage de l’agence de presse Kyodo réalisé les 1er et 2 juillet derniers, 54,4 % des personnes interrogées se sont dites opposées à la réinterprétation de l’article 9, contre 34,6 % qui l’ont soutenue. Par ailleurs, 61,2 % ont affirmé que le Japon était, du fait de cette décision, davantage enclin à être aspiré dans une guerre.
Depuis la prise d’otages d’In Amenas, perpétrée à la mi-janvier 2013 dans le sud-est algérien par « Les Signataires par le sang », fraction dissidente d’Al-Qaïda au Maghreb islamique dirigée par Mokhtar Belmokhtar, le pouvoir nippon semble lui aussi prendre la mesure des nouveaux périls qui guettent l’Archipel. Preuve en est, dans la foulée de cet épisode tragique qui s’était soldé par la mort de dix ressortissants nippons, Tokyo a décidé de renforcer sa coopération en matière de renseignement et de contribuer financièrement au développement et à la stabilité du Sahel.
La mort brutale de Haruna Yukawa et Kenji Goto a rappelé le gouvernement Abe à ses responsabilités. De nouvelles mesures visant à une meilleure protection du territoire et des citoyens contre les actes terroristes devraient être instaurées au cours des prochains mois. Mais cela suffira-t-il à faire pièce aux séides de l’État islamique ?
* * *
(1) Promulguée le 3 novembre 1946, alors que le Japon était occupé par les forces américaines dirigées par le général Douglas MacArthur, la Constitution japonaise (officiellement « Constitution de l’État du Japon ») est entrée en vigueur le 3 mai 1947. Elle est dominée par les principes fondamentaux de la démocratie, de la laïcité, du pacifisme, de l'État-Providence, du libéralisme et de l'individualisme.
Le premier ministre japonais, Shinzo Abe, arrive à sa résidence officielle à Tokyo pour s'exprimer devant la presse après la diffusion d'une vidéo montrant la décapitation de l'otage Kenji Goto par le groupe terroriste État islamique, le 1er février 2015 (Yoshikazu Tsuno/AFP).
Cliquez sur l'icône pour télécharger la version anglaise de l'article
Click on the icon to download the English version of the article