1er février 2014
C’est un arrêt complexe mais globalement mesuré – un jugement de Salomon, serait-on tenté de dire – qu'a rendu lundi 27 janvier la Cour internationale de justice (CIJ) dans le différend maritime opposant le Pérou et le Chili. Après six années de procédures, émaillées d’échanges parfois peu amènes entre les parties, l’organe judiciaire onusien a tranché en faveur d'un compromis positif. Concrètement, la CIJ a accordé au Pérou un territoire d’environ 22 000 kilomètres carrés situé entre 80 et 200 milles marins des côtes (entre 148,2 et 370,4 km) et qui, jusqu’à présent, était sous souveraineté chilienne. De même, la zone de 27 000 kilomètres carrés considérée par Santiago comme faisant partie des eaux internationales – ou haute mer (1) – a échu à Lima. Au total, le Pérou voit donc ses droits souverains étendus à un espace maritime de près de 50 000 kilomètres carrés (voir carte ci-contre).
En apparence particulièrement favorable au Pérou, l’arrêt de la CIJ, définitif et obligatoire, est pourtant en-deçà des revendications originelles de Lima. Lorsque le pays avait saisi la Cour, en janvier 2008, arguant du fait que son voisin cherchait à s’approprier ses eaux territoriales, il réclamait près de 65 000 kilomètres carrés – soit la totalité de la zone de 38 000 km2 sous souveraineté chilienne, assortie des 27 000 kilomètres carrés d’eaux internationales susmentionnés. A cette aune, les attentes des autorités péruviennes n’ont donc pas été pleinement satisfaites. « Certes, le Pérou a gagné dans le sens où il a obtenu une partie de ce qui, avant, constituait la zone économique exclusive chilienne. Mais, dans cette partie-là, les ressources halieutiques ne sont guère abondantes », tempère Paulina Astroza, professeur de droit international et de relations internationales à l’université de Concepción, au Chili.
Du côté chilien, la décision de La Haye, bien qu’accueillie avec froideur, ne devrait pas fondamentalement altérer la donne. Faute de moyens technologiques suffisants, les petits pêcheurs, en effet, ne s’aventurent guère au-delà des 40 milles marins (74 km). « Pour l’essentiel, la pêche artisanale, comme à Arica, a lieu dans la mer territoriale, c’est-à-dire dans la limite des douze milles marins (22,2 km). Or, cette zone est toujours sous souveraineté chilienne », explique Mme Astroza.
Plus qu’une simple querelle de territoire, le contentieux mettant aux prises les deux pays sud-américains est une question de fierté nationale. Un héritage non soldé de la guerre du Pacifique, qui fit rage de 1879 à 1883 pour des raisons politiques, mais aussi économiques. A l’époque, la découverte du fabuleux potentiel minier du désert d’Atacama, sur le versant ouest de la cordillère des Andes, attisait toutes les convoitises (2). A l’issue de ce conflit, remporté par le Chili face aux coalisés bolivo-péruviens, le Pérou avait été amputé d’une partie de son territoire et la Bolivie, de son précieux accès à l’océan. Un manque à gagner considérable sur le plan financier... Depuis, Lima n’a jamais désespéré d’effacer cette cinglante avanie. L’épineuse question de la frontière maritime lui en a, en partie, offert l’occasion, même s’il a fallu livrer une âpre bataille. Partisan d’un statu quo plus propice à ses intérêts, le Chili ne s'était rendu à La Haye qu'à reculons, excipant du fait que ladite frontière avait été fixée par des traités de 1952 et 1954 – ce que le Pérou s’était empressé de contester...
Sans surprise, l’arrêt de la CIJ a suscité, dans les deux pays, des réactions très contrastées. Si le président chilien en exercice, Sebastián Piñera (Michelle Bachelet, élue en décembre, ne reprendra possession du palais de La Moneda qu’en mars), a déploré la « perte malheureuse » de « 20 000 à 22 500 kilomètres carrés (de zone économique exclusive) », son homologue péruvien, Ollanta Humala, a, pour sa part, salué une décision « conforme au droit international ». « Le Pérou peut être satisfait du travail accompli, qui nous a permis d’obtenir des droits souverains sur une zone maritime d’environ 50 000 kilomètres carrés, ce qui représente plus de 70 % de notre demande globale (...) C’est une victoire pour nous tous, une victoire pour le peuple péruvien », a-t-il lancé dans une adresse solennelle à la nation.
En dépit des crispations chiliennes, les deux chefs d’Etat sont convenus, comme ils s’y étaient préalablement engagés, de respecter le verdict de La Haye. Un signal encourageant, dans une région du monde – l’Amérique latine – où les contentieux territoriaux ne manquent pas. Certains, d’ailleurs, sont toujours en souffrance, comme entre le Costa Rica et le Nicaragua (le premier reproche au second de mener certaines activités de dragage dans la région frontalière), entre le Nicaragua et la Colombie (pour des « allégations de violations des droits souverains et des espaces maritimes » aux dépens du premier cité) ou encore entre la Bolivie et le Chili (La Paz réclame que soit assuré « son accès souverain à l'océan Pacifique »).
Le président bolivien, Evo Morales, n'a d'ailleurs pas hésité à s'engouffrer dans la brèche ouverte par la CIJ, escomptant que la Cour agisse « avec la même équité et le même sens de la justice » pour répondre à sa requête, déposée en avril 2013. Peut-il obtenir gain de cause ? « La Bolivie est sans doute soulagée par l’arrêt de la CIJ, mais, sur le plan strictement juridique, son cas est très différent de celui du Pérou », observe Paulina Astroza.
A présent que La Haye a statué, comment se profile l’avenir des relations entre le Pérou et le Chili ? Dans la mesure où aucun des deux pays n'a ostensiblement perdu la face, il est loisible de penser qu'une nouvelle ère de coopération et d'interpénétration économique va s'ouvrir entre eux. Ces dernières années, déjà, le commerce bilatéral n'a cessé de progresser, favorisé par un accord de libre-échange signé en 2006 et entré en vigueur en mars 2009. En 2013, d'après les données de la Chambre de commerce Pérou-Chili, sise à Lima, les échanges se sont élevés à près de 3,1 milliards de dollars (environ 2,3 milliards d'euros). A titre de comparaison, ils n'atteignaient que 846 millions de dollars dix ans auparavant. Le Chili est devenu le principal récipiendaire des investissements du Pérou, et vice versa.
Entre les deux populations, des liens plus étroits se sont également tissés. Ainsi, plus de 170 000 Péruviens résident actuellement au Chili, tandis que le Pérou fait figure de destination touristique privilégiée pour de nombreux Chiliens. De quoi, peut-être, mettre sous l’éteignoir les vieilles rancœurs d’antan. C’est du moins ce que veut croire Mme Astroza : « Il faut attendre que la situation se décante et voir comment les deux Etats vont appliquer l’arrêt. Mais, eu égard à leurs intérêts communs (immigration, commerce, contrôle du trafic de drogue...), il serait regrettable de ne pas poursuivre dans la voie de l'approfondissement ».
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(1) D’après l'article premier de la Convention sur la haute mer en date du 29 avril 1958, « on entend par haute mer toutes les parties de la mer n’appartenant pas à la mer territoriale ou aux eaux intérieures d’un Etat ».
(2) Pour aller plus loin, lire Géopolitique des Amériques, d'Anne-Laure Amilhat-Szary, Jacques Chevalier, Martine Guibert, Marie-Gabrielle Lachmann, Frédéric Leriche et Elodie Salin, sous la direction scientifique d'Alain Musset, Editions Nathan, juin 2012, 414 pages.
Pérou-Chili : vers un avenir moins trouble ?
Lecture de l'arrêt de la CIJ en l'affaire du différend maritime Pérou contre Chili, le 27 janvier 2014, à La Haye (Pays-Bas).