Vue du « Valle de los Caidos », près de Madrid, en mai 2016. Les restes de plus de 33 000 combattants de la guerre civile espagnole (1936-1939), nationalistes et républicains, y sont enterrés, ainsi que ceux du général Franco (Paul Hanna/Reuters).
Le prince Juan Carlos de Bourbon (à gauche) – futur roi, sous le nom de Juan Carlos Ier – et le général Francisco Franco (à droite) participent à la parade de la victoire, à Madrid, en juin 1971 (AFP).
En Espagne, le franquisme à nouveau en ligne de mire
14 juillet 2018
S’attaquer aux démons du passé pour mieux les détruire est chose délicate. Surtout lorsque ceux-ci se refusent obstinément à mourir. Telle est pourtant l’impérieuse mission que s’est fixée le nouveau président socialiste du gouvernement espagnol, Pedro Sanchez, arrivé au pouvoir au début du mois de juin en remplacement du conservateur Mariano Rajoy.
Rompant avec la frilosité du précédent cabinet, M. Sanchez et son équipe escomptent procéder à « une réforme intégrale » de la loi sur la mémoire historique adoptée le 31 octobre 2007, lors du mandat du socialiste José Luis Rodriguez Zapatero. Objectif : créer une « commission de la vérité » sur le franquisme – régime fondé par le général Franco (de son vrai nom Francisco Franco Bahamonde) en 1936 et dont la nature politique reste l’objet d’un vif débat dans le royaume : mouvement fasciste, dictature militaire ou idéologie totalitaire ?
Outre la mise en place de cette commission, qui devrait être composée de personnalités proches du ministère de la justice, d’universitaires, d’historiens et probablement de quelques juristes, le gouvernement entend aussi mener d’autres chantiers ambitieux : recenser les victimes de la guerre civile (1936-1939) et de la dictature (1939-1975), annuler les décisions des « tribunaux d’exception » franquistes ou encore examiner les moyens de rendre « illégales » les organisations « qui font l’apologie du franquisme ».
Cette dernière démarche vise en particulier la fondation nationale Francisco Franco, portée sur les fonts baptismaux le 8 octobre 1976 – soit moins d’un an après la mort du « Caudillo », disparu le 20 novembre 1975 –, et dont la finalité assumée est de « diffuser et promouvoir l’étude et la connaissance de la vie, de la pensée, de l’héritage et de l’œuvre de Francisco Franco Bahamonde dans ses dimensions humaine, militaire et politique ».
Ainsi que le rapportait le quotidien barcelonais La Vanguardia dans son édition du mercredi 11 juillet, l’exécutif voudrait enfin que tous les « symboles de la dictature » soient retirés de l’espace public. Un vœu pieux ? Le défi est de taille, car, par-delà les Pyrénées, le cœur du franquisme palpite continûment.
En 2015, dans un entretien à Arte, l’avocat espagnol Eduardo Ranz expliquait ainsi que, rien qu’à Madrid, « il exist[ait] 186 rues dont les noms [avaient] un lien avec le franquisme ». « En fait, il y a encore plus de 10 000 symboles de la dictature à travers le pays (...) Le blason de la phalange [groupement politique paramilitaire fondé en 1933 par José Antonio Primo de Rivera, avec un programme d'inspiration fasciste] est toujours présent sur de nombreuses façades de maison », ajoutait-il.
S’il est un lieu qui, dans l’Espagne de Felipe VI, cristallise toutes les tensions entre pro- et anti-Franco, c'est sans nul doute le « Valle de los Caidos » [littéralement : « la Vallée de ceux qui sont tombés (pour la patrie) »]. Sis à une cinquantaine de kilomètres au nord de Madrid, ce gigantesque édifice – une croix de 150 mètres surplombant un monastère et une basilique, construite entre 1940 et 1959 sous la direction des architectes Pedro Muguruza, puis Diego Mendez – devait, selon les termes mêmes du décret pris par Franco le 1er avril 1940, « perpétuer la mémoire des morts de notre glorieuse croisade » (article premier).
Réclamé par le « Caudillo » pour commémorer la guerre civile (dont il était sorti vainqueur), ce complexe monumental, où sa tombe, couverte de roses et d’œillets, voisine avec celle de José Antonio Primo de Rivera, devait aussi servir la cause de la « réconciliation nationale ». C’est d’ailleurs au nom de cette prétendue « réconciliation » qu’il y avait fait transférer les restes (extraits de fosses communes et de cimetières) de plus de 33 000 Espagnols, nationalistes et républicains, généralement sans en avertir leur famille.
Néanmoins, cette volonté affichée d’honorer les deux camps est sujette à caution. Le « Valle de los Caidos », en effet, a été en grande partie érigé par des prisonniers politiques (républicains), dans des conditions souvent effroyables. De surcroît, son architecture fasciste – caractérisée par une apparence monolithe qui se veut le reflet de la grandeur et de la puissance écrasante du régime franquiste – laisse peu de doutes quant aux véritables intentions du « généralissime ».
A présent, une majorité parlementaire souhaite que la dépouille de Franco soit exhumée et transférée hors du monument – idéalement au cimetière du Pardo, près de Madrid, où se trouve le caveau de sa famille et où repose l’amiral Luis Carrero Blanco, assassiné par l’organisation indépendantiste basque ETA en décembre 1973, qui fut son plus proche conseiller et confident. Les autorités espèrent ainsi cautériser pour de bon les plaies du passé.
« L’Espagne ne peut se permettre, en tant que démocratie consolidée et européenne, des symboles qui divisent la population », a plaidé Pedro Sanchez, soulignant qu’un tel endroit [le « Valle de los Caidos »] serait « inimaginable en Allemagne ou en Italie ». Les descendants du « Caudillo », cependant, s’opposent farouchement à cette décision. Dans la capitale même, des autocollants frappés du slogan « On ne touche pas à la Vallée » sont apparus ces derniers jours, signe que les crispations politico-historiques perdurent.
Dans le concert de critiques qui fouaillent le franquisme – notamment à propos de l'affaire des « bébés volés », ces enfants retirés à leurs parents à la naissance, déclarés morts sans preuve puis adoptés par des couples stériles, de préférence proches du régime « national-catholique » afin d’éviter la transmission du « gène marxiste » –, une voix, en particulier, se fait entendre. Celle de l’Association pour la récupération de la mémoire historique (ARMH).
L’ARMH a ainsi demandé solennellement au chef du gouvernement de présenter ses excuses au nom de l’Etat, le 18 juillet, aux victimes de la dictature franquiste et à ceux qui ont « joué leur vie » en luttant pour le retour de la démocratie. La date n'est pas anodine : elle marqua, en 1936, le début de la guerre civile. Pedro Sanchez répondra-t-il favorablement à cette requête ? Cette sollicitation témoigne en tout cas de ce que les comptes historiques du franquisme n’ont pas été apurés. Et ne sont sans doute pas près de l’être.