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Des partisans du Congrès national africain (ANC) arborent des tee-shirts à l'effigie du président Jacob Zuma à l'occasion du dernier rassemblement électoral du parti, au stade Soccer City de Johannesburg, le 4 mai 2014 (Gianluigi Guercia/AFP).

 

 

En Afrique du Sud, « le fossé entre communautés reste profond »

 

6 mai 2014

Le 27 avril 1994, brisant avec alacrité les chaînes de l'apartheid, politique de « développement séparé » des communautés, l’Afrique du Sud se rendait aux urnes pour ses premières élections multiraciales. Avec un espoir en tête : celui de jeter les bases d’un « Etat démocratique et inclusif, fondé sur les valeurs de la dignité humaine, du respect des droits de l’homme, de la liberté, de l’antiracisme, de l’antisexisme et de la primauté de la loi ». Vingt ans après ce « jour de la liberté », le pays présente certes un nouveau visage. Mais l’égalité entre blancs et noirs demeure un mirage.

 

A la veille des élections générales et provinciales du 7 mai, les cinquièmes depuis l'instauration de la démocratie, Marianne Séverin, chercheuse associée au Laboratoire des Afriques dans le Monde (LAM) de Sciences Po Bordeaux et spécialiste de l'Afrique du Sud, revient sur le bilan du Congrès national africain (ANC), donné favori du scrutin malgré un désenchantement de plus en plus patent. Et décrypte la situation économique, politique et sociale de la « nation arc-en-ciel ».

 

>> L'Afrique du Sud a-t-elle définitivement rompu avec l'apartheid ?

 

Marianne Séverin : Oui, elle a fort heureusement tourné cette page sombre de son histoire. En réalité, toutes les lois de ségrégation raciale ont même été abolies dès 1990, soit quatre ans avant les premières élections démocratiques. Noirs, métis et Indiens ont désormais le droit d'entrer sans problème dans les magasins ou dans les bars tenus par des blancs. La discrimination est condamnée par la Constitution de 1996. Pour autant, il serait naïf de croire que toute trace de racisme a disparu. Les mentalités n’ont pas radicalement changé. Si une personne âgée blanche – qui donc, par définition, a connu le régime de l’apartheid – a pris l’habitude de traiter les personnes de couleur sans grand égard, il y a peu de chances qu’elle agisse différemment aujourd’hui. Cela dit, les non-blancs ont du répondant. Ils ne tolèrent plus un tel comportement, notamment parmi la jeune génération.

 

>> Il semblerait que, malgré la croissance, les disparités sociales entre blancs et noirs perdurent. Qu'en est-il exactement ?

 

Effectivement, le fossé entre les deux communautés reste profond. Et, bien que certains blancs soient désargentés, les noirs, qui représentent la grande majorité de la population (79,2 % contre 9,4 %), sont, de loin, les plus pauvres. Cela tient aussi à l’histoire : on ne retient généralement que les cinquante ans d'apartheid [de 1948, lorsque le concept se mua en idéologie officielle à l’initiative d’Hendrik Verwoerd, futur premier ministre (1958-1966), à 1994], mais on oublie les cinquante ans qui les ont précédés, lorsque le pays vivait sous domination britannique. In fine, cela représente tout de même un siècle de discrimination raciale, sociale et économique. On ne peut pas faire table rase de ce passé en vingt ans.

 

C’est d’ailleurs là que le bât blesse : les Sud-Africains noirs qui vivent dans des bidonvilles ou des townships [quartiers pauvres et sous-équipés] ont beaucoup de mal à comprendre que, même si des progrès ont été accomplis, notamment en termes économiques et politiques (octroi de droits individuels accrus), le pays revient de loin. Et pour cause, beaucoup n’ont pas accès à l’eau courante ou à l’électricité et sont sans emploi. Cette situation crée de la frustration et de l’impatience.

 

Officiellement, le taux de chômage au sein de la communauté noire est d'environ 25 %. Officieusement, il avoisine 40 %, d’après le COSATU, le principal syndicat sud-africain. Il y a un vaste chantier à mener au niveau de l’éducation et de la formation. Parmi les blancs, ceux qui ont le plus de mal à s’en sortir sont ceux que l’on appelait auparavant les « petits blancs », des individus qui n'ont pas réussi sous l'apartheid. Reste que le fait d’être blanc garantit souvent l’accès aux meilleures écoles, aux meilleurs lycées, aux meilleures universités et donc, au bout du compte, aux emplois les plus élevés, c’est-à-dire à responsabilité.

 

Au fond, il subsiste toujours cette mentalité selon laquelle les noirs ne seraient pas capables de gouverner ou de diriger, et ce alors même que certains d’entre eux réussissent de manière éclatante en devenant juges ou hommes d’affaires, à l’instar de Cyril Ramaphosa, vice-président de l’ANC et pressenti pour être le futur vice-président du pays.

 

>> Pourquoi la promesse d’une « vie meilleure pour tous » faite en 1994 ne s’est-elle pas concrétisée ?

 

Lorsque l’ANC est arrivé au pouvoir, beaucoup pensaient qu'il y avait de l'argent dans les caisses de l'Etat. C'était un leurre. Elles étaient désespérément vides. Par ailleurs, le pays, à l’époque, n’avait rien de comparable à ce qu'il est aujourd'hui. D’un côté, il y avait une Afrique du Sud blanche, particulièrement riche ; de l'autre, de prétendus Etats indépendants ou autonomes attribués aux ethnies noires qui se trouvaient sur le territoire mais n’étaient pas reconnus par la communauté internationale. Il a fallu intégrer ces anciens bantoustans, et donc l’ensemble des noirs, dans un système social et économique équitable. C’est pour cette raison que la situation est aussi difficile aujourd'hui.

 

Auparavant, la délicate question de la réconciliation occupait le devant de la scène. Mais à présent, les noirs s’impatientent. Ils ont le sentiment que le pouvoir leur a fait avaler beaucoup de couleuvres, notamment en les incitant à pardonner aux blancs. Or ces derniers, de leur côté, se sont contentés du « minimum syndical », comme sur la réforme agraire. Très peu ont accepté de céder une partie de leurs terres aux noirs et ceux qui l’ont fait leur ont vendu des terres arides à des prix très élevés. D’une manière générale, les blancs ne jouent pas le jeu et campent sur leurs acquis. Ils n’ont pas encore compris qu’ils sont citoyens d’un pays qui n’a pas vocation à ressembler au Zimbabwe [où le président Robert Mugabe, au pouvoir depuis 1980, mène une politique d’expropriation des fermiers blancs].

 

>> Quel bilan peut-on dresser de l'action de l'ANC ?

 

Le bilan de l’ANC est « mitigé positif ». Sous la présidence de Thabo Mbeki (de 1999 à 2008), qui a pris le relais de Nelson Mandela, la croissance économique a été bonne, tout comme l'équilibre des dépenses. D’aucuns ont même reproché au gouvernement de jouer la carte de l’austérité et de promouvoir une politique économique un peu trop capitaliste, alors que l’ANC est un parti de gauche.

 

Depuis que Jacob Zuma est arrivé au pouvoir, en 2009, les choses ont évolué différemment. L'Afrique du Sud, en tant que premier partenaire commercial de l'Union européenne en Afrique, n'a pas été épargnée par la crise économique mondiale. Certes, elle enregistre un taux de croissance compris entre 2 et 3 %, mais elle est confrontée à un chômage grandissant et à une corruption devenue un peu trop apparente, l’ANC étant perçu comme une formation politique prédatrice de richesses. En témoigne le scandale lié aux dépenses somptuaires engagées par le chef de l’Etat pour rénover sa résidence privée.

 

>> Malgré ces scandales de corruption, pourquoi l’ANC est-il donné favori du scrutin ?

 

Après la seconde guerre mondiale, ceux qui avaient été en pointe dans la résistance contre l'Allemagne nazie sont restés soudés. Une fois parvenus au pouvoir, ils se sont entraidés. L'ANC fonctionne selon le même principe, en s’appuyant sur un large réseau relationnel et politique. Ce qui a tendance à alimenter la corruption.

 

En outre, pour beaucoup, l’ANC demeure le parti qui a libéré l’Afrique du Sud. Face à lui, l’opposition fait pâle figure, même si l’Alliance démocratique (DA) oscille entre 15 et 20 % des sièges au Parlement. Bien que quelques noirs occupent des postes au sein de la direction de la DA, celle-ci ne représente pas l’ensemble de la population sud-africaine. Quand vous vous rendez au Cap [capitale de la province du Cap-Occidental, dirigée par l’Alliance démocratique], vous n’êtes pas en Afrique, vous êtes en Europe !

 

En ce qui concerne le scrutin du 7 mai, il est évident que certains électeurs ne vont pas voter pour l’ANC à cause de Jacob Zuma. Quant aux « born free », ces noirs « nés libres », après la chute de l’apartheid, il est difficile de savoir à qui ils vont accorder leur suffrage. Quoi qu'il en soit, il est fort probable que l’ANC ne conserve pas sa majorité des deux tiers au Parlement. Pendant un moment, les sondages l’ont donné à 50 %, mais, désormais, la tendance retenue est plus proche de 60 %.

 

Pour se faire une meilleure idée de la performance de l’ANC, il faudra scruter ses résultats, non seulement au niveau national, mais aussi au niveau provincial. Car des neuf provinces du pays (1), huit sont actuellement gouvernées par le parti...

 

>> Comment la jeunesse sud-africaine voit-elle le pays et son avenir ?

 

Certains noirs sont résolument optimistes et engagés en tant que citoyens, n’hésitant pas à pourfendre à haute voix la corruption. Ce sont généralement ceux qui suivent des études supérieures et vont dans les meilleures universités. Ils sont dynamiques, créatifs. En résumé, ils ont soif de changement. Les plus pauvres, eux, tendent à se laisser séduire par un jeune parti populiste, « Les Combattants de la liberté économique » (Economic Freedom Fighters, EFF), fondé et dirigé par Julius Malema, ange politique déchu de l’ANC qui s’oppose à Jacob Zuma alors qu’il y a un peu plus de six ans, il se disait « prêt à tuer pour lui ».

 

En ce qui concerne les jeunes Sud-Africains blancs, il y en aussi qui aspirent à construire une Afrique du Sud telle que Nelson Mandela [disparu le 5 décembre dernier, à l’âge de 95 ans] l’aurait voulue. Pour ces derniers, le fait d’avoir des amis de couleur ne pose aucun problème. Mais, en toute objectivité, il faudra sans doute attendre encore une ou deux générations avant qu’émerge cette Afrique du Sud à laquelle beaucoup rêvent, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Cela implique un changement de mentalité et d’éducation. Lorsqu’une véritable justice sociale et économique sera instaurée, tout ira nettement mieux.

 

Propos recueillis par Aymeric Janier

 

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(1) Cap-Occidental, Cap-du-Nord, Cap-Oriental, KwaZulu-Natal, Etat-Libre, Nord-Ouest, Gauteng, Mpumalanga, Limpopo.

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