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« Après les attentats du 13 novembre, il faut changer de regard »

 

18 novembre 2015

 

Jamais encore la France n'avait été la cible d'un terrorisme islamiste aussi meurtrier et méthodique. Avec les attentats perpétrés vendredi 13 novembre dans l'agglomération parisienne (130 morts, 350 blessés), l'autoproclamé Etat islamique (EI) et ses épigones ont franchi un nouveau cap dans la terreur. Alors qu'elle a récemment subi plusieurs revers sur le front syro-irakien, épicentre du « califat » qu’elle s’attache à créer, l'organisation djihadiste dirigée par Abou Bakr Al-Baghdadi tend désormais à s'internationaliser pour mieux « frapper l'ennemi lointain ».

 

Dans ce contexte, l'Hexagone est devenu une cible prioritaire. Comment l'expliquer ? Quelles sont les intentions de l'EI et peut-on en venir à bout par la seule force militaire ? Eléments de réponse avec l’analyste Anne-Clémentine Larroque, maître de conférences en relations internationales à Sciences Po Paris et auteur de Géopolitique des islamismes (1).

 

>> Les attentats du 13 novembre à Paris et à Saint-Denis étaient-ils, dans une certaine mesure, prévisibles ?

 

Anne-Clémentine Larroque : Oui, hélas. Ils n’étaient peut-être pas prévisibles dans le mode opératoire – c’est la première fois que des kamikazes se font exploser sur le sol français – et leur ampleur, mais il y avait eu des alertes, comme l’incident du Thalys, en août [le Marocain Ayoub El-Khazzani avait été maîtrisé alors qu’il s’apprêtait à tirer à l’arme lourde sur les passagers du train reliant Amsterdam à Paris]. Depuis le drame de Charlie Hebdo, le 7 janvier, et même avant, depuis que la France s’est engagée au sein de la coalition contre l’EI, dans le cadre de l’opération « Chammal », les responsables de l’organisation djihadiste ont dit et répété qu’elle serait attaquée.         

 

Si ces attaques étaient envisageables, c’est aussi parce que des réseaux liés aux organisations terroristes sont implantés de longue date sur le territoire, à l’image de l’ancienne filière des Buttes-Chaumont [à laquelle ont appartenu Chérif et Saïd Kouachi, auteurs de la tuerie de Charlie Hebdo]. Ces ramifications ont rendu le passage à l'acte beaucoup plus plausible. Ce qui s’est passé, en janvier et le 13 novembre, appelle une réflexion sur notre dispositif de protection, sur les moyens de lutte à mettre en œuvre, mais aussi sur la volonté – ou non – d'entrer dans une logique sécuritaire.       

 

>>  En quoi ces attaques diffèrent-elles de celles de janvier contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes ?

 

La différence se situe d’abord au niveau du message véhiculé. En janvier, les cibles étaient, d’un côté, des journalistes défendant la liberté d'expression (Charlie Hebdo), de l’autre, les juifs (Hyper Cacher). Cette fois, la population est visée dans sa globalité, sans distinction, qui plus est dans des quartiers représentatifs de l'identité parisienne – des jeunes âgés de 20 à 40 ans, qui aiment sortir et faire la fête. Au niveau symbolique, ce sont un mode de vie et des valeurs qui sont attaqués. Cela engendre la peur car tout le monde peut se sentir visé.

 

>> Pourquoi la France est-elle devenue une cible prioritaire pour les combattants de l’Etat islamique ?

 

Il y a d'abord la réalité du terrain. Comme je le disais, la France est un territoire où l'islamisme a pris racine. Le Conseil français du culte musulman (CFCM) [créé en 2003 et qui a vocation à représenter les musulmans de France] le reconnaît d’ailleurs volontiers : certaines mosquées sont plutôt d’obédience marocaine, d’autres, algérienne... A cela s’ajoute une dose de salafisme (2) plus ou moins forte.   

 

Ensuite, il y a le discours des représentants de l’EI. Pour eux, la France est une cible légitime car elle participe à la campagne de bombardements en Irak et en Syrie, qui s’est d’ailleurs intensifiée ces derniers jours avec les frappes sur Rakka [la « capitale » de l’EI, située à environ 160 kilomètres à l’est d’Alep, en Syrie].   

 

Mais je crois que le fait d’être plus vulnérables que les Etats-Unis ou l’Angleterre a également joué un rôle. Jusqu’à maintenant, arc-boutés sur nos valeurs – la France, patrie des droits de l’homme – nous refusions de considérer la perspective d’un Patriot Act à la française (3). Désormais, nous sommes contraints de changer de regard. La mise en place de l’état d’urgence va permettre de prendre des mesures adéquates car la situation a changé et les Français sont demandeurs de plus de sécurité.  

 

>>  Les djihadistes de l’EI ont-ils une stratégie spécifique pour la France ?

 

Je ne pense pas. Je crois que s’ils avaient les moyens de commettre des attentats ailleurs, en Allemagne par exemple, ils le feraient. D’ailleurs, dans leur communiqué de revendication, ils ont évoqué « les deux pays croisés, la France et l’Allemagne ». Ce n’est pas un hasard si le Stade de France a été visé. Il accueillait un match France-Allemagne...

 

L’objectif de l’EI est de frapper l’ennemi lointain, non seulement celui qui fait partie de la coalition, mais aussi celui où il dispose d’une réserve de recrues très importante. Le passage à l’acte est important car l’organisation prouve ainsi aux aspirants terroristes qu’elle tient ses promesses. Cela sous-tend la logique d’enrôlement, qui s’est considérablement accélérée depuis que les Russes ont lancé leurs premiers bombardements en Syrie, à la fin de septembre. 

 

>> En visant la population sans distinction, les attentats comme ceux du 13 novembre ne sont-ils pas contre-productifs pour l'Etat islamique ?

 

C’est une idée très répandue, mais fausse car les combattants de l’EI se réclament du takfirisme, qui prône l'excommunication des impies musulmans et non musulmans. A leurs yeux, un musulman qui se trouve, un vendredi soir, dans une salle de spectacle comme le Bataclan pour écouter de la musique – « de la perversion », selon leur rhétorique – ou en terrasse pour boire un verre fait partie des étrangers à abattre. Il y a, dans leur esprit, un réel clivage entre « nous » et « eux ». Toute personne appartenant à la seconde catégorie peut donc être légitimement tuée. Ils ne protègent que les islamistes désireux de rejoindre leurs rangs.

 

>> La riposte militaire peut-elle, à elle seule, venir à bout de l’EI ?  

           

Non, parce que le mal est plus profond. Nous avons affaire à une gangrène idéologique qui se répand. Le fait que des réseaux islamistes soient implantés en Occident, mais aussi en Afrique et en Asie le prouve. Cette idéologie nihiliste, créature née d’une dérive de l’islam par le biais d’une déformation du discours islamique, est partie pour durer. Elle aspire à la mise en place d'un califat mondial. A la différence d’Al-Qaïda qui, dans son corpus théorique, prévoyait un établissement graduel du califat, l’EI veut aller vite et l’imposer sans tarder. La dimension totalitaire est beaucoup plus prégnante chez Daech [acronyme arabe de l'EI] qu’au sein de l’organisation dirigée naguère par Oussama Ben Laden. De fait, le contenant idéologique est accepté par tous et ne suscite aucun débat interne. Enfin, comme les nazis avaient leur « Lebensraum » (espace vital), l’EI a sa martyrologie apocalyptique [Dabiq, son magazine de propagande, fait référence à une ville syrienne où est censée se dérouler la bataille finale entre les forces musulmanes et les « Croisés » avant la fin du monde].            

 

>> Comment faire face à une telle idéologie sur le sol français ?

 

La première chose, essentielle, est de contrer son message par la pédagogie, dans les écoles,  et plus largement au sein du système éducatif. Ensuite, il faut recenser toutes les dérives verbales et idéologiques dans les mosquées françaises, car il est évident que le CFCM n’est pas capable aujourd’hui d’accomplir la mission qui lui avait été fixée, à savoir gérer la formation des imams. Il n’est qu’à entendre les prêches enfiévrés de l’imam de Brest, prononcés en toute impunité, pour s’en convaincre [Rachid Abou Houdeyfa a expliqué à des enfants que celui qui écoutait de la musique risquait d’être transformé en porc]. Tout cela représente un défi de taille pour la démocratie française.

 

>> Faut-il couper les liens avec l’Arabie saoudite et le Qatar, qui ont financé l’EI ?

 

Cela est plus facile à dire qu’à faire. Deux logiques s’affrontent : d’un côté, la morale, de l’autre, la « realpolitik », avec ses logiques économiques et de puissance – celles-là même au nom desquelles le gouvernement a signé avec Riyad et Doha des contrats très lucratifs. Le problème est que nous sommes prisonniers de nos paradoxes.

 

>> L’Hexagone est actuellement l’un des plus gros pourvoyeurs de djihadistes. Comment l’expliquer et peut-on assécher ces viviers de terroristes ?

 

L’absence de République dans certains territoires français, phénomène largement abordé par le politologue Gilles Kepel, a permis à l’islamisme radical de s’y développer plus qu’ailleurs. Cela soulève d'autres questions, relatives à l’immigration et à la gestion des immigrés, notamment musulmans. Mais, pour des raisons politiques, on ne veut pas en entendre parler. Or, à mon avis, cela fait partie du problème.

 

Il n’y a pas eu non plus d’encadrement rigoureux au niveau des valeurs identitaires transmises à certaines populations paupérisées depuis les années 1980 qui – précarisées économiquement et victimes des errements de la politique de la ville – se sont retrouvées ghettoïsées. Cela a créé un terreau favorable pour les islamistes, que ce soit les salafistes avec la Ligue islamique mondiale organisée par l’Arabie saoudite, les Frères musulmans ou le Tabligh [mouvement islamiste d’origine indo-pakistanaise, fondé à la fin des années 1920 et connu pour son prosélytisme]. Ils ont d'abord voulu aider leurs « frères » musulmans en situation de précarité. Puis le message a évolué. Toutes ces conditions-là font qu’aujourd’hui, les foyers de  radicalisation sont plus importants qu’ailleurs.

 

Cela étant, les Anglais, eux aussi, sont menacés. Par atlantisme, ils ont davantage suivi la politique du Patriot Act que nous ne l’avons fait, ce qui a pu les protéger. En un sens, nous avons payé notre choix en faveur de plus d’ouverture et notre résistance par les valeurs. Sur ce point également, nous allons devoir évoluer.

 

Propos recueillis par Aymeric Janier   

 

(1) Géopolitique des islamismes, éditions Presses universitaires de France, octobre 2014, 128 pages (réédition actualisée à paraître bientôt).

(2) Le salafisme prône un retour aux pratiques ancestrales de l'islam telles qu'inscrites dans le Coran, le livre sacré des musulmans.

(3) Signé par George W. Bush le 26 octobre 2001, le Patriot Act (acronyme que l’on peut traduire par « Loi pour unir et renforcer l’Amérique en fournissant les outils appropriés pour déceler et contrer le terrorisme ») est une loi antiterroriste qui permet au gouvernement américain de détenir, sans limite de durée et sans inculpation, toute personne soupçonnée de fomenter un projet terroriste. Elle permet aussi aux services de sécurité/de renseignement d'accéder aux données informatiques des particuliers et des entreprises sans autorisation préalable et sans les en informer.         

 

Un soldat français patrouille devant la basilique du Sacré-Cœur, dans le cadre du plan Vigipirate, le 16 novembre 2015, trois jours après les attaques coordonnées (revendiquées par l'EI) qui ont eu lieu à Paris et à Saint-Denis, faisant 130 morts et 350 blessés (Joël Saget/AFP).

 

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