Mohammed Morsi et la « frérisation rampante » de l'Egypte
10 mai 2013
Au printemps 2012, lorsque Mohamed Morsi avait été présenté par le Parti de la Liberté et de la Justice (PLJ) – émanation politique des Frères musulmans – comme candidat de substitution à l'élection présidentielle égyptienne, il avait essuyé critiques et railleries. Beaucoup l'affublaient à l’époque du sobriquet peu amène de « roue de secours », une manière de décrier son cruel manque de charisme par rapport au véritable cerveau de la confrérie, Khairat Al-Chater, empêché de briguer la magistrature suprême pour cause de casier judiciaire. Depuis qu’il s’est installé au palais d’Héliopolis, à la fin du mois de juin 2012, l'ex-ingénieur de formation, en partie formé outre-Atlantique, s'est cependant révélé plus fin tacticien que prévu, parvenant à imposer par touches une « frérisation » de l’Etat.
Dernière manœuvre en date : le remaniement gouvernemental dévoilé mardi 7 mai et destiné à tirer l’Egypte, pays de 85 millions d'habitants, de l’ornière économique dans laquelle elle se trouve désespérément engluée. Parmi les neuf nouveaux ministres « intronisés », deux au moins appartiennent de facto au PLJ, les autres entretenant des sympathies plus ou moins fortes vis-à-vis de la confrérie islamiste. Amr Darrag, haut responsable du parti, a hérité du portefeuille de la planification et de la coopération internationale, tandis que celui de l'investissement, hautement stratégique, a échu à Yahya Hamed. A travers ces nominations, Mohamed Morsi a consolidé un peu plus l’emprise des Frères musulmans sur le pouvoir. Il a surtout fait fi des suppliques de ses adversaires politiques, qui l’adjurent de mettre en place un gouvernement d’union nationale.
Les caciques de l’opposition n’ont d’ailleurs pas tardé à s’en émouvoir. Porte-parole du Front de salut national, une coalition disparate formée par les principaux partis d’opposition, Khaled Dawoud a fustigé « un changement de pure forme ». Quant à Amr Moussa, ex-secrétaire général de la Ligue arabe (2001-2011) et candidat malheureux à la présidentielle de 2012, il a dénoncé « un pas supplémentaire vers un contrôle global par les Frères musulmans [lesquels occupent désormais un peu moins du tiers des 35 postes du gouvernement, dominé par des technocrates] ». Le refus de Mohamed Morsi de limoger son premier ministre Hicham Qandil s’inscrit également dans cette perspective. Pour de nombreux observateurs, si le chef de l’Etat a choisi de ne pas l’écarter, ce n’est pas tant pour sa capacité à redresser le pays – très limitée – que pour celle d'avoir orchestré avec succès la « frérisation » des institutions.
En procédant à un remaniement symbolique à la tête de l'Etat, Mohamed Morsi a finalement fait coup double : d'une part, il a marginalisé encore davantage une opposition déjà en proie au morcellement ; d’autre part, il a donné aux Frères musulmans l’occasion de peser davantage sur les différents leviers économiques, l’une des clés de l’Egypte post-Moubarak. Or, en la matière, le chantier est pharaonique. Depuis la révolution de janvier-février 2011, les recettes issues du tourisme ont fondu du fait d'une instabilité chronique, tout comme les réserves de devises de la Banque centrale, passées en deux ans de 36 à 13,5 milliards de dollars. Autre signe de l'incertitude qui entoure l'avenir du pays, l'agence de notation Standard & Poor's a abaissé d'un cran sa note souveraine, de « B- » à « CCC+ », jeudi 9 mai. La Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), de son côté, table désormais sur une croissance de 2 % pour 2013. Bien loin des 3,8 % annoncés en janvier.
Dans ce contexte fiévreux, d’âpres tractations sont menées depuis plusieurs mois avec le Fonds monétaire international (FMI) pour l’obtention d’un prêt de 4,8 milliards de dollars qui donnerait un peu d’oxygène au pays. Les discussions, pour l’heure, ont achoppé sur les conditions liées à l'octroi de ce prêt, notamment la mise en place de mesures de rigueur. Mais il est peu probable qu’elles soient rompues. Car Mohamed Morsi, déjà soutenu financièrement par les Etats-Unis (1,3 milliard de dollars d'aide militaire annuelle) et par la pétromonarchie sunnite du Qatar – qui lui a promis, il y a peu, une assistance de cinq milliards de dollars – est conscient de l’enjeu. Que le pays sombre pour de bon dans l’abîme financier, et le prix politique à payer, pour le nouveau raïs, serait des plus élevés.
Aymeric Janier