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Iran : « La violence contre les femmes est institutionnalisée »

 

31 octobre 2014

 

En accédant à la présidence de l'Iran, au début d'août 2013, Hassan Rohani, considéré comme un « conservateur modéré », s’était fait le chantre du réformisme. Las, ses promesses de changement, pour louables qu’elles fussent, se sont évanouies. Lundi 27 octobre, Ahmed Shaheed, rapporteur aux Nations unies, s’est notamment inquiété de la détérioration de la situation des droits de l’homme dans le pays. Principaux motifs de préoccupation : le nombre croissant d’exécutions – 852 au cours des quinze derniers mois (record mondial, rapporté au nombre d’habitants) – et la dégradation du sort des femmes, enfermées dans un carcan de plus en plus oppressif.

 

En quelques jours, plusieurs d’entre elles ont été victimes d’attaques à l’acide à Ispahan (centre), ce qui a soulevé une vague de colère parmi les citoyens. La mort par pendaison, samedi 25 octobre, de Reyhaneh Jabbari pour le meurtre, en juillet 2007, d’un homme qui l’avait agressée sexuellement, a également suscité l’indignation. Malgré les suppliques de la communauté internationale, la jeune décoratrice de 26 ans n’a pas été sauvée. Pourquoi un tel acharnement contre la gent féminine ? Éléments de réponse avec la sociologue Mahnaz Shirali (1).   

 

>> Entre attaques à l’acide et exécutions, les femmes semblent être des cibles de choix. Comment l’expliquer ?

 

Mahnaz Shirali : Cette violence remonte en réalité aux prémices de la République islamique [proclamée le 1er avril 1979 par l’ayatollah Khomeyni]. Dès le départ, les femmes ont été considérées comme des cibles prioritaires. Elles ont été humiliées, insultées, méprisées, que ce soit dans la rue, dans l'espace public ou sur leur lieu de travail. Partant du postulat que leur seul rôle était d’enfanter et de devenir mères, le régime s’est efforcé de les cantonner à la sphère privée par tous les moyens. Cela a constitué une nette rupture avec l’ère du Shah. Avant 1979, en effet, elles pouvaient accéder à des postes à responsabilité dans l’administration ou la justice, car le système, calqué sur le modèle occidental, était très avancé. La Prix Nobel de la paix (2003) Shirin Ebadi, par exemple, officiait comme juge [elle fut la première femme à occuper cette fonction en Iran, en 1974].                    

Au fil du temps, les femmes sont devenues des boucs émissaires. Dès que le régime a rencontré des difficultés, sur le plan intérieur ou sur la scène internationale, elles ont été les premières à en payer le prix. Ce qui se passe aujourd’hui s’inscrit hélas dans la continuité de ce paradigme. C’est tout à fait cohérent par rapport à la logique répressive du système.  

 

>> Y a-t-il un message politique derrière ces atteintes faites aux femmes ?

 

Absolument. Mais il faut bien comprendre qu’en Iran, tout est politique. Rien n'est laissé au hasard. Le message, finalement, consiste à dire : « Ne croyez surtout pas que le président dispose d’un quelconque pouvoir. Ce sont nous, les groupes de répression, qui décidons de tout ». Il n’est qu’à voir l’histoire récente de l’Iran pour s’en convaincre : à chaque fois que le pays a eu un président un tant soit peu modéré, cela a engendré une crise. C'était vrai pendant le double mandat de Mohammad Khatami (1997-2005) – période marquée par une série de meurtres visant les intellectuels – et ça l'est encore aujourd'hui. Les attaques à l'acide ont un caractère inédit, mais, en filigrane, l’objectif poursuivi est le même. Au fond, il s'agit d'ébranler l'assise du président sous prétexte qu’il n’est pas aussi rigoriste que les autres hommes politiques du régime.   

 

>> Le Guide suprême, Ali Khamenei, est -il intervenu dans le débat ?  

 

Non, à aucun moment. Et cela est parfaitement compréhensible dans la mesure où ceux qui ont perpétré ces actes appartiennent à la même mouvance idéologique que lui. Le président, de son côté, a émis des protestations, mais en pure perte car il ne possède qu’une autorité apparente. En Iran, il existe fondamentalement deux types d’autorité : l’autorité de façade, celle du président de la République et des institutions électives, et l’autorité totale du Guide suprême, l’ayatollah Khamenei. Ce dernier est le véritable décideur des affaires internes et externes du pays. Le président de la République, lui, exécute ses ordres.      

 

>> Y a-t-il eu une évolution entre l’ère Ahmadinejad et l’ère Rohani ?

 

Oui. Au cours de la présidence de Mahmoud Ahmadinejad (2005-2013), les durs du régime n’avaient aucune raison de s’inquiéter car il était à leur image, c’est-à-dire farouchement opposé à toute idée de progrès. La condition des femmes était catastrophique mais stable. Elles étaient systématiquement humiliées parce qu'elles ne portaient pas correctement le foulard islamique, parce qu'elles étaient maquillées ou encore parce qu'elles se promenaient main dans la main avec leur compagnon. Tous les prétextes étaient bons pour les mépriser.

 

Hassan Rohani, lui, n’est pas du tout sur la même ligne. D’où le durcissement et la multiplication des attaques contre les femmes. Les extrémistes entendent ainsi marquer leur territoire et affirmer leur pouvoir. Au fond, il n'est guère important de savoir s'ils sont manipulés ou agissent de leur propre chef. Ce qu’il faut retenir, c’est que la situation légitime leurs actions. Ils savent qu’ils jouissent d’une totale impunité. La violence n’est pas spontanée, mais institutionnalisée. Ce n’est pas un hasard si le Majlis, le Parlement iranien, est en train de voter une loi rébarbative donnant les pleins pouvoirs aux forces de l’ordre. C’est une mesure qui n’a qu'un but : instiller la terreur chez celles et ceux qui seraient tentés de résister.

 

>> Justement, les femmes résistent-elles ?         

 

Il y a bien sûr des mouvements qui se forment et des manifestations çà et là. Il y a aussi des femmes extrêmement actives qui défendent leurs droits et ceux de leurs concitoyennes, mais elles ne parviennent pas à sortir de l’ombre. Pourquoi ? La raison en est simple : en France, si le mouvement féministe a pu éclore, c'est parce que les droits de l'homme étaient ancrés dans les lois du pays. Or, en Iran, ces lois ne servent pas l'individu, mais le nient dans son essence même. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que les hommes eux-mêmes voient leurs droits systématiquement piétinés. Chez les islamistes iraniens, comme chez tous les intégristes, l’être humain en tant que tel n’a pas de valeur. Par conséquent, lorsque les femmes cherchent à faire valoir leurs droits fondamentaux, l’écho qu’elles recueillent est pratiquement nul...

 

>> Certains médias ont-ils évoqué les attaques à l’acide ?          

 

Oui, et ils ont été systématiquement muselés. Les journalistes de l’ISNA [Iranian Students News Agency, une agence d’information semi-officielle créée en décembre 1999 et dirigée par des étudiants], pourtant payés par le gouvernement, ont été emprisonnés parce qu’ils avaient pris des photos de manifestations de soutien aux victimes des attaques à l’acide. Certains blogueurs ont connu le même sort. C’est intéressant : si les autorités affirment que les attaques de ces derniers jours ont été perpétrées par des individus isolés, alors pourquoi embastiller ceux qui rapportent – ou s'élèvent contre – ces actes ?     

 

>> Hassan Rohani a-t-il vraiment la volonté et les moyens de combattre les discriminations faites aux femmes ?

 

Je crois qu’il est sincère dans ses propos. Ce qui est certain, c'est qu'il ne partage pas l'intégrisme du Guide suprême. Il a suivi des études de droit au Royaume-Uni et connaît le monde occidental. Cela explique sans doute qu’il ait une attitude d’ouverture sur de nombreux sujets [jugé trop réformateur, son candidat au poste très convoité de ministre de l’enseignement supérieur, Mahmoud Nili-Ahmadabadi, a été écarté par le Parlement]. Mais le fait est aussi qu’il incarne une autorité de façade, ce qui le condamne à l’impuissance. Les présidents iraniens n’ont jamais eu de pouvoir, sauf peut-être Mahmoud Ahmadinejad, pour ce qui est d’alimenter la corruption. Ils n’ont pas la capacité d’infléchir le cours de la politique ou de la société. Leur marge de manœuvre est très limitée.   

 

>> Qu’arriverait-il si, d’aventure, le président osait aller plus loin et déclarait la guerre aux faucons du régime ?     

 

Tous les scénarios sont envisageables. Il n’est pas impossible d’imaginer qu’il pourrait être éliminé, lors d’un déplacement en avion par exemple. En Iran, on ne compte plus les accidents d’avion qui n’ont rien de fortuit...    

 

Propos recueillis par Aymeric Janier

 

* * *

(1) Mahnaz Shirali est née à Téhéran. Docteur en sociologie de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), elle est l’auteur de La Jeunesse iranienne, une génération en crise (Presses universitaires de France,  novembre 2001, 226 pages – prix Le Monde de la recherche universitaire) et Entre islam et démocratie, parcours de jeunes Français d’aujourd'hui (Armand Collin, octobre 2007, 255 pages). Derniers ouvrages parus : La Malédiction du religieux : la défaite de la pensée démocratique en Iran (François Bourin, septembre 2012, 445 pages) et The Mystery of Contemporary Iran (Transaction Publishers, octobre 2014, 294 pages).

 

Manifestation de soutien aux femmes iraniennes victimes de violences, le 29 octobre 2014, devant l'ambassade d'Iran à Rome (Alberto Pizzoli/AFP).

 

 

 

Des citoyennes iraniennes, masquant leur visage afin de ne pas être identifiées, défilent devant le palais de justice d'Ispahan (450 km au sud de Téhéran), le 22 octobre 2014, en signe de solidarité avec les femmes ayant subi des attaques à l'acide (Arya Jafari/AFP).

 

 

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