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Des militants de l'ONG de défense des droits de l'homme Amnesty International arborent des uniformes orange semblables à ceux des détenus de Guantanamo et une affiche portant le slogan "Investigate and prosecute US Torture" ("La torture aux Etats-Unis doit faire l'objet d'enquêtes et de poursuites") lors d'une manifestation organisée sur la Potsdamer Platz de Berlin, le 19 juin 2013 (Oliver Lang/AFP).

 

 

 

Des membres du mouvement Witness Against Torture, vêtus de la tenue orange des prisonniers de Guantanamo, défilent en procession jusqu'au ministère de la justice américain, à l'occasion d'une journée d'action et de protestation appelant à la fermeture du camp de détention, le 11 janvier 2011, à Washington (AFP/Jim Watson).

 

 

L'inquiétante prégnance de la torture dans le monde

 

16 mai 2014​

Régulièrement utilisée sous l'Antiquité pour briser la résistance des esclaves – que l'on songe au sort funeste promis à Spartacus pour avoir osé défier les légions de l'empire romain, au Ier siècle avant Jésus-Christ –, la torture serait-elle désormais en phase de reflux ? Loin de là, assène Amnesty International (AI) dans son dernier rapport, intitulé « La torture en 2014 : trente ans d'engagements non tenus » et rendu public mardi 13 mai.

 

Dans ce document, fruit d'une vaste étude menée concomitamment dans 21 pays, l'ONG de défense des droits de l’homme, sise à Londres, explique que la torture n'a pas disparu et prospère même de manière préoccupante. « Au moins trois quarts des Etats de la planète » seraient concernés, alors que cette pratique « fait l'objet d'une condamnation quasi universelle », souligne-t-elle. Etonnant paradoxe... qui n’est qu’apparent.

 

« D’un point de vue diplomatique, il est très difficile pour un Etat de ne pas ratifier un texte prenant position contre la torture. Mais ensuite, beaucoup n’observent pas les règles auxquelles ils ont eux-mêmes souscrit. Cela montre les limites du droit. Certes, il est indispensable, mais il ne constitue pas une fin en soi », observe Jean-Etienne de Linares, délégué général de l’ACAT-France, une ONG chrétienne de défense des droits de l'homme.

 

De fait, trente ans après la signature, par les Nations unies, de la « Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants », le 10 décembre 1984 (elle entrera en vigueur près de trois ans plus tard, le 26 juin 1987), nombreux sont les Etats de la planète à avoir sciemment ou tacitement tourné le dos à leurs promesses originelles. Des 155 pays qui ont ratifié la Convention, au moins 79 continueraient ainsi à supplicier physiquement et/ou mentalement les détenus – dissidents politiques, membres de minorités religieuses et de groupes armés ou simples suspects de droit commun, « la grande majorité des victimes de la torture », rappelle M. de Linares. 

 

Au fil du temps, seuls les moyens de « faire parler » les prisonniers les plus tenaces ont changé. Jadis, les bourreaux avaient recours aux tisonniers, aux chaises de Judas et autres vierges de fer. Rien de tel de nos jours. Mais la palette des châtiments demeure très large. Amnesty International a recensé vingt-sept « méthodes de torture » employées au cours de l’année écoulée. Et encore cette liste n’est-elle pas exhaustive...

 

Parmi les sévices régulièrement infligés figurent pêle-mêle les brûlures de cigarette, les décharges électriques, le maintien dans des positions douloureuses, l’isolement prolongé, la flagellation, la privation de sommeil ou encore le simulacre de noyade (waterboarding) – « technique » qui aurait été utilisée plus de deux cents fois contre le Pakistanais Khalid Cheikh Mohammed, le cerveau autoproclamé des attentats du 11 septembre 2001, incarcéré à Guantanamo depuis septembre 2006.

 

La litanie de chiffres dévoilés par Amnesty International contribue à dresser un état des lieux encore plus saisissant. Ainsi, sur les plus de 21 000 personnes interrogées par l’institut GlobeScan pour le compte d’AI, 44 % assurent qu’elles ne se sentiraient pas à l’abri en cas d’arrestation dans leur pays. Une inquiétude particulièrement vive au Brésil (80 % des sondés) et au Mexique (64 %). « Dans ces deux Etats, où l’on assiste à une forte militarisation de la lutte contre la délinquance, et notamment contre le trafic de drogue, la torture est utilisée comme méthode d’enquête. Il existe d’ailleurs au Mexique une disposition légale, l’arraigo, qui permet de prolonger la garde à vue d’un détenu jusqu’à 90 jours », avance M. de Linares. A titre de comparaison, le niveau le plus bas est enregistré en Grande-Bretagne (15 %) et en Australie (16 %).

 

Passant au crible l’ensemble des grandes zones du globe, l’ONG constate que dans plus de trente Etats d’Afrique (sur les 54 que compte le continent), les actes de torture ou assimilés ne font l’objet d’aucunes poursuites pénales. Tout comme elle déplore le piètre bilan de l’Asie-Pacifique, et notamment de la Chine et de la Corée du Nord, qui font partie des « pires pays tortionnaires de la région ».

 

Dans les camps pénitentiaires de République populaire démocratique de Corée (RPDC), écrit-elle, « s’ils [les détenus] travaillent trop lentement, ne respectent pas les règles de la prison ou sont soupçonnés de mensonge, ils sont punis par des coups, de l'exercice forcé ou de longues périodes d'immobilité imposée ». Conjuguée au manque de nourriture, à l'insalubrité et à l'absence de soins, cette ascèse extrême mène souvent à la mort. Et que dire de la Syrie, où la torture, loin d’être cachée, est ouvertement revendiquée par les belligérants !   

 

Même les Etats-Unis n’échappent pas aux récriminations d'Amnesty International. En cause, des conditions de détention « catastrophiques » liées notamment à la surpopulation carcérale. « Le cas américain présente deux aspects. D'un côté, il y a le versant connu : Guantanamo. De l'autre, un autre versant, plus inquiétant encore et que l’on ignore bien souvent : le fait que 80 000 personnes sont à l’isolement (solitary confinement) dans des prisons de haute sécurité, c’est-à-dire recluses dans des cellules bétonnées d’à peu près 2 m sur 3,5 m, souvent sans fenêtre, 23 heures sur 24, la 24e heure étant consacrée à la promenade dans une cour guère plus grande », explique Jean-Etienne de Linares.   

 

Autre fait saillant de l’étude, les citoyens de certains pays estiment que des circonstances particulières justifient pleinement le recours à la torture. C’est le cas notamment d’une majorité de Chinois et d’Indiens, mais aussi – fait plus surprenant – d’un tiers des Britanniques. Lesquels seraient influencés par leur attachement à des séries télévisées qui « glorifient » son usage, surtout depuis le 11-Septembre. Un argument qui, pour M. de Linares, est tout à fait recevable. « Depuis une dizaine d’années, que ce soit dans les films ou les séries comme 24 heures chrono ou Homeland, ce sont les 'bons' qui se mettent à torturer. Et cela a un effet, c’est vrai. Mais il ne faut pas perdre également de vue le fait que si cette évolution s’est produite, c’est parce que l’opinion était prête à l’accepter », analyse-t-il. 

 

Impossible à quantifier de manière précise pour des raisons évidentes, la torture a sans doute un avenir florissant, aidée en cela par la schizophrénie de pays toujours prêts à s’engager contre elle en paroles, mais profondément inconséquents lorsqu’il s’agit de passer à l’acte. « Nombre d’entre eux pratiquent la politique de l'impunité. A cela s'ajoute le fait que leur justice accepte, en violation de tous les traités existants, des aveux obtenus sous la contrainte. Le rôle des Etats serait théoriquement de le condamner. Or, ils ne font rien », conclut, fataliste, M. de Linares.

 

Aymeric Janier

 

>> Pour aller plus loin, lire le rapport 2014 de l’ACAT, « Un monde tortionnaire » (document PDF, 368 pages).

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