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Repères

 

  • Superficie 120 000 kilomètres carrés.

 

  • Population : 3,5 millions d'habitants (hors diaspora).

 

  • Capitale : Asmara.

 

  • Monnaie : le nakfa.

 

  • Fête nationale : le 24 mai.

 

  • Communautés religieuses : musulmans sunnites (50 %), chrétiens orthodoxes (30%), catholiques (13 %), autres (protestants, adventistes du septième jour, Témoins de Jéhovah, bouddhistes, hindous, bahaïs) (7 %).

 

 

 

« L’Erythrée n’est pas un Etat autoritaire, mais totalitaire »

 

12 juin 2015

 

Fermée, orwellienne, répressive à outrance : l’Erythrée, petit pays de la Corne de l’Afrique, n’a rien à envier à la Corée du Nord de Kim Jong-un. Dans son rapport paru lundi 8 juin, fruit d’un an d’enquête minutieuse, l’ONU décrit ainsi un système de violations des droits de l’homme « d’une portée et d'une ampleur rarement observées ailleurs ». Celles-ci, perpétrées sous l'autorité du gouvernement, seraient assimilables à des crimes contre l'humanité.

 

Au pouvoir officiellement depuis 1993, le président Issayas Afewerki dirige son pays d’une main de fer, prenant soin de réduire à quia toute forme d’opposition. Quels sont les ressorts du régime d’Asmara, comment s’exerce la répression et y a-t-il un espoir de changement au sein du pays ? Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, maître de conférences à Sciences Po, chargé de mission au Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère des Affaires étrangères et coauteur de « Erythrée, un naufrage totalitaire » (PUF, 2015) livre son analyse à « Relations internationales : États critiques » (N.B. : il s’exprime ici en son nom propre, ses propos n'engageant aucunement le ministère des Affaires étrangères).

 

>> Quelle est la nature du régime érythréen ?

 

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer : Contrairement à une idée répandue, l’Erythrée n’est pas un Etat autoritaire, mais totalitaire. La différence n’est pas négligeable. Là où l’autoritarisme vise à limiter les libertés en maintenant un certain pluralisme (ou, du moins, l'illusion du pluralisme), le totalitarisme, lui, aspire à l’abolir purement et simplement. Il a comme ambition première l’unification, autrement dit l’homogénéisation de la société et sa fusion complète avec l’Etat, en dehors duquel rien ne doit exister.

 

De fait, le pays ne possède ni secteur économique privé, ni Constitution écrite ou coutumière – une spécificité que l’on ne retrouve nulle part ailleurs. Tout repose sur un parti unique [le Front populaire pour la démocratie et la justice (FPDJ), fondé en 1994]. Pour atteindre son but, le régime use de la terreur. C’est d’ailleurs ce que dénonce le rapport de l’ONU – les arrestations arbitraires, la torture, les exécutions extrajudiciaires et certains massacres visant des minorités comme les Kunama et les Afar. 

 

>> De quelle manière cette terreur s’exerce-t-elle ?

 

Elle s’exerce à la fois par le biais de l’appareil d'Etat (la police, l’armée et la toute-puissante sécurité nationale) et par la population, au sein de laquelle l’autocensure et la délation sont omniprésentes. La terreur – George Orwell l’avait bien montré dans 1984 – se répand lorsque les parents craignent leurs enfants, lorsque l’on redoute que son voisin ou son collègue de bureau ne devienne un sycophante en puissance. La peur n’est pas uniquement verticale. Elle est aussi horizontale.    

 

Ceux qui sont soupçonnés de ne pas être fidèles au régime peuvent échouer en prison et être « oubliés ». En Erythrée, tout citoyen est susceptible d'être embastillé sans avoir droit à un procès. L’étape judiciaire est sciemment occultée et les peines sont souvent à durée illimitée. Le condamné ignore par conséquent combien de temps il va être détenu, tout comme sa famille. Cette façon de faire « disparaître » des gens est aussi caractéristique d’un régime totalitaire.   

 

>> Dans quelle mesure la situation a-t-elle évolué depuis l’arrivée au pouvoir officielle d’Issayas Afewerki, en 1993 ?

 

Issayas Afewerki était en réalité au pouvoir bien avant 1993. En effet, dès le début des années 1970, il avait pris la direction du mouvement de lutte pour l’indépendance [contre l’Ethiopie, de 1961 à 1991]. Au début des années 1990, le régime érythréen suscitait l’espoir : le secteur privé commençait à émerger et le service militaire national était limité à dix-huit mois. Bill Clinton considérait Issayas Afewerki comme l’une des figures de proue de la « renaissance africaine ». D’aucuns voyaient dans l’Erythrée un potentiel économique prometteur qui en ferait « la Singapour du continent ». En 1995, certains articles du Monde dressaient un panorama assez élogieux du pays, tout en conservant une certaine prudence quant à l'avenir. A juste titre, car la situation s'est rapidement détériorée.

 

Les germes du totalitarisme, en réalité, se trouvaient là dès l'origine. Ils n'ont fait que prospérer sur le terreau de la guerre de 1998-2000 contre l'Ethiopie. Ce conflit a permis de justifier le passage à un service militaire à durée indéterminée, l'entrée en vigueur de lois liberticides et le déclenchement de la grande purge de 2001. Tous les médias privés ont alors été fermés. Les rares médias érythréens qui perdurent – en tigrigna, en arabe et en anglais – ne sont que des émanations du ministère de l’information. Il n’y a aucune presse indépendante. L’année 2001 a été le tournant qui a fait passer le totalitarisme de la puissance à l’acte.      

 

>> Comment l’Etat surveille-t-il ses citoyens ?

 

L’Erythrée ne dispose pas de moyens technologiques très développés, contrairement à la Corée du Nord. Et pour cause : c’est l’un des Etats les plus pauvres du monde. Par conséquent, l’espionnage électronique est limité. N’ayant pas Internet à la maison, les gens se rendent dans des cybercafés qui font l’objet d’une étroite surveillance.

 

Le régime a d’ailleurs une manière habile de gérer la chose : il ne s'agit pas d'interdire tous les sites jugés à risque, mais d’en bloquer une partie de manière sélective. A l’inverse, certains réseaux sociaux et forums sont accessibles. L’idée sous-jacente est qu'il est préférable de laisser s'exprimer les individus potentiellement contestataires pour mieux les identifier.   

 

Régulièrement, des descentes de police ou des raids de la sécurité nationale ont lieu dans des cybercafés pour arrêter ces personnes, mais cette méthode demeure marginale. L’essentiel de la surveillance est fondé sur le renseignement humain : des « mouchards » qui tendent l’oreille dans les cafés, au sein de l’armée ou au travail. Toutes les entreprises sont liées au parti unique.

 

>> Cette surveillance s’étend-elle également hors du territoire national ?

 

Oui, bien sûr. C’est ce que j’appelle le « contrôle social transnational » : une forme de contrôle déterritorialisé, qui dépasse le cadre des frontières. Il faut avoir à l’esprit que l’Etat érythréen est diasporique. Ainsi, sa survie dépend pour une large part de sa diaspora, en dépit de la rhétorique sur l’autosuffisance utilisée par le pouvoir. Sans elle, il serait réduit à néant. Actuellement, 30 à 50 % des Erythréens dans le monde vivent en dehors du territoire national, en Afrique, en Europe et en Amérique du Nord. Cette diaspora a la particularité d’être très divisée sur le plan politique : certains de ses membres sont ouvertement favorables au régime, d'autres y sont résolument opposés. Une dichotomie qui donne lieu, de temps à autre, à des affrontements assez virulents.

 

Le contrôle qui s’exerce sur les expatriés est essentiellement économique, grâce à une taxe de 2 % sur les revenus. Celle-ci n’est certes pas nouvelle (elle est en vigueur depuis l’indépendance), mais, depuis que l’ONU a adopté en 2011 une résolution qui dénonce ce système – parfois assimilé à du racket organisé – on en parle davantage. Certaines voix se sont élevées contre cette « taxe de la diaspora ». Sous la pression, le consul de l’Erythrée à Toronto (Canada) a été expulsé en 2013. En Angleterre, des preuves sont en train d’être réunies pour intenter une action contre l’ambassade érythréenne. Peu à peu, les Etats occidentaux commencent à réagir, que ce soit médiatiquement ou politiquement. Cette prise de conscience a son importance car le régime d’Asmara possède essentiellement deux sources de financement, l’exploitation minière et la diaspora, en plus du soutien de rares Etats, dont le Qatar, qui avait interrompu ses versements au printemps 2012 et semble les avoir repris.   

 

>> Etant donné le niveau de surveillance imposé par le régime, comment près de 5 000 citoyens parviennent-ils à fuir le pays chaque mois ? 

 

Le chiffre de 5 000 évoqué par l'ONU est une estimation basse car elle ne comprend que ceux qui s’enregistrent dans les camps de réfugiés, au Soudan et en Ethiopie. Or, tous n'adoptent pas cette démarche. En réalité, on estime qu'entre 5 000 et 10 000 personnes fuient chaque mois l'Erythrée. Les plus riches le font avec la complicité du régime. Moyennant quelques milliers de dollars, il est possible, en effet, de franchir la frontière dans une voiture du gouvernement. Aujourd'hui, ce dernier est prompt à dénoncer une « hémorragie », mais, pendant longtemps, il l'a lui-même encouragée, avec le concours du général Manjus, qui organisait le trafic d'êtres humains à la frontière soudanaise ; trafic dont il a, du reste, personnellement bénéficié. Le pouvoir prend désormais conscience que les choses sont allées trop loin et s'efforce de fermer les vannes. Outre d'éventuelles complicités gouvernementales, les candidats à l'exil peuvent s'appuyer sur des passeurs. Mais, en raison du conflit larvé avec Addis-Abeba, la frontière avec l'Ethiopie est minée, ce qui rend les choses difficiles. Les gardes-frontières tirent souvent à vue car il est illégal de quitter le pays sans visa de sortie. C'est la raison pour laquelle l'Erythrée est assimilée à un « pays prison ». C'est aussi pour cela que l'on parle plus justement d'évadés que de réfugiés pour ceux qui réussissent à prendre le large.          

     

Pour enrayer ce mouvement, le pouvoir enrégimente les enfants de plus en plus jeunes. L'objectif est d'empêcher qu'ils fuient avant d'effectuer leur service militaire. Cette stratégie, toutefois, ne semble guère efficace. Aujourd'hui, il n'est pas rare que l'Ethiopie voie débarquer sur son sol des enfants âgés d'à peine 7-8 ans. Ce n'était pas le cas auparavant. L'hémorragie est telle qu'elle commence à toucher des couches sociales qui n'étaient pas concernées à l'origine. Ce totalitarisme failli s'explique en partie par le délitement de l'armée. Composée en majorité de conscrits sous-payés et réduits à l'état de servitude, elle n'a ni la capacité ni la motivation pour contenir ce flot. Souvent, les gardes-frontières aident les fugitifs en échange d'argent car la solde militaire est insuffisante pour vivre. A cela s'ajoute un facteur géographique : les frontières avec l'Ethiopie et le Soudan offrent de vastes étendues désertiques, où le climat est particulièrement inhospitalier. Dans ces conditions, il est normal que lesdites frontières ne soient pas imperméables.                   

 

>> Y a-t-il un espoir de retour pour ceux qui ont quitté le pays ? 

 

Cela dépend de leur comportement une fois dans la diaspora, à supposer qu'ils aient survécu aux redoutables épreuves que représente la traversée du Sahara, de la Libye et de la Méditerranée. Pour ceux qui jouent le jeu du régime – autrement dit qui s'inscrivent à l'ambassade la plus proche de leur lieu de résidence, s'acquittent de la taxe de 2 % et se rendent aux réunions du FDPJ lorsque Yemane Ghebreab, le conseiller politique du président, effectue la tournée des consulats –, le retour au pays peut se faire sans encombre. Ceux-là sont qualifiés de « bélès », du nom du fruit de la figue de Barbarie, qui arrive à maturité en juillet-août. Tous les étés, près de 70 000 Erythréens de l'étranger, notamment ceux installés aux Etats-Unis, reviennent en Erythrée pour y passer les vacances, célébrer un mariage ou acheter une maison.

 

Ceux qui, en revanche, défient le pouvoir n'ont droit à rien, pas même aux services consulaires, ce qui peut poser de graves problèmes (l'impossibilité de renouveler un passeport ou d'obtenir un extrait d'acte de naissance, par exemple). De plus en plus, le clivage s'accentue entre les pro-régime – qui ne partagent d'ailleurs pas forcément ses idéaux – et les résistants.       

 

>> Qu'en est-il de l'avenir du pays ? Peut-on imaginer que le régime actuel se maintienne encore pendant des décennies ? 

 

Non. Le régime agonise. Il est en phase terminale et pour une raison simple, quasi biologique : il n'y a aucun renouvellement générationnel. Les élites n'ont pas été suffisamment clairvoyantes pour assurer leur reproduction. L'université a été démantelée. Pour la classe dirigeante, le seul critère qui vaille est celui de l'expérience tirée de la lutte révolutionnaire. Vétérans de la guerre d'indépendance, les ministres actuels ont tous entre 60 et 70 ans et il n'y a personne pour les remplacer. De surcroît, l'Erythrée est confrontée à des problèmes démographiques (le pays se vide) et économiques : 60 % de la population souffre de malnutrition.

 

Pour autant, cela ne signifie pas qu'elle est encline à se soulever. Il n'y aura pas de révolution. C'est toute la différence avec les mouvements de contestation qui ont balayé une partie du monde arabo-musulman en 2011. Certes, il s'agissait de dictatures, mais il y avait une opposition. En Erythrée, tout rassemblement de plus de sept personnes est interdit, ce qui, de facto, empêche toute contestation d'ampleur. La révolte ne pourra venir que d'un coup d'Etat militaire ou d'une intervention étrangère, peut-être de l'Ethiopie qui, elle, a les moyens de faire tomber le régime en soutenant des groupes armés. Le problème est que ce scénario n'est pas forcément dans son intérêt, dans la mesure où elle est déjà entourée de deux Etats faillis : la Somalie et le Soudan du Sud. Pour Addis-Abeba, le calcul est un peu le même que celui d'Israël – et désormais de beaucoup d’autres Etats – vis-à-vis de Bachar Al-Assad : mieux vaut un ennemi connu qu'un avenir incertain...      

 

Propos recueillis par Aymeric Janier

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