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21 octobre 2013​

De mémoire d'experts onusiens, jamais on n’avait assisté à pareille rebuffade. A peine admise, pour la première fois, au Conseil de sécurité, l’Arabie saoudite a refusé vendredi 18 octobre d'honorer son siège de membre non permanent (1) aux côtés du Tchad, du Chili, du Nigeria et de la Lituanie à compter du 1er janvier 2014. Cette décision impromptue (non actée officiellement), dont tout porte à croire qu’elle a été prise par le roi Abdallah lui-même, a généré une onde de choc dans la communauté diplomatique. Et ce d’autant que Riyad s’était livré, pendant deux ans, à un intense lobbying pour intégrer ce cénacle resserré.

 

Face aux critiques et à l’incompréhension de certains pays, au premier rang desquels la Russie de Vladimir Poutine, le royaume wahhabite s’est efforcé maladroitement de justifier sa position. Principal grief invoqué : l’immobilisme du Conseil face à la tragédie syrienne, qui aurait fait près de 120 000 morts depuis la mi-mars 2011. Dans un communiqué au ton acerbe, le ministère des affaires étrangères saoudien, ulcéré par la décision américaine de renoncer, après maints atermoiements, à des frappes aériennes ciblées contre Damas, n'a pas fait mystère de son irritation : « permettre au régime [de Bachar Al-Assad] de tuer son peuple et de le brûler à l’arme chimique au vu et au su du monde entier, sans prendre de mesures dissuasives ou punitives, est la preuve manifeste de l’incapacité du Conseil à remplir ses fonctions et à assumer les responsabilités qui lui incombent ». Difficile d’être plus explicite...

 

A cela s’ajoute, du moins en paroles, un autre motif de mécontentement : la pusillanimité des « cinq Grands », et notamment de l’administration Obama, sur le dossier israélo-palestinien, en souffrance depuis soixante-cinq ans. Lassée d’un système de « deux poids deux mesures » au Proche-Orient, l’Arabie saoudite semble déterminée à faire entendre sa voix, fût-ce de manière bruyante et peu conventionnelle. Elle n’en est d’ailleurs pas à son premier coup de semonce. A la fin de septembre, déjà, son chef de la diplomatie depuis 1975, le prince Saoud Al-Fayçal, avait refusé de s’exprimer à la tribune de l’Assemblée générale.

 

Pourquoi un tel raidissement de la part d'un pays qui aspire à peser sur l’échiquier régional et international, en s’appuyant sur une manne pétrolière gigantesque [l’Arabie saoudite occupe le deuxième rang mondial en termes de réserves d’or noir derrière le Venezuela (2)] ? Les raisons sont plurielles. En intégrant le Conseil de sécurité, Riyad n’aurait sans doute que peu de latitude face à l’hégémonie des membres permanents (les vetos répétés russe et chinois sur la Syrie ont sans doute pesé dans la balance). De surcroît, cela l’obligerait à prendre parti sur des sujets éminemment sensibles, ce qui va à l’encontre de ses mœurs diplomatiques, davantage axées sur l’action feutrée, en coulisse.

 

Reste un dernier élément, et non des moindres. Au cours des dix dernières années, la pétromonarchie sunnite a été le témoin de l'inexorable montée en puissance de l’Iran chiite, l’ennemi irréductible que le roi Abdallah comparait, devant les hiérarques américains, à un « serpent » dont il fallait « couper la tête ». Or, Washington et Téhéran, dont les relations diplomatiques sont rompues depuis 1980, ont amorcé en septembre un timide rapprochement, marqué par un échange téléphonique entre Barack Obama et son homologue iranien, Hassan Rohani. Ce qui, aux yeux de Riyad, s'apparente fort à un crime de lèse-majesté. D’où une réaction épidermique de rejet à l’égard d’une institution largement inféodée aux Etats-Unis. Maigre lot de consolation, le département de la défense américain a notifié au Congrès son intention de vendre à l’Arabie saoudite pour près de 6,8 milliards de dollars (environ 5 milliards d’euros) d’armements, dont des bombes anti-bunker et 1 500 missiles air-sol longue portée. Pas de quoi toutefois atténuer l’ire saoudienne...

 

Si, à en croire de nombreux observateurs, l’avanie infligée à l’ONU – approuvée par le Conseil de coopération du Golfe (3), l'Organisation de la coopération islamique et le chef de la Ligue arabe, l’Egyptien Nabil Al-Arabi – relève plus du « geste symbolique » que du « défi sérieux », elle n’en demeure pas moins le reflet d’une certaine vulnérabilité. Sur le plan régional, d’abord : malgré son intervention militaire à Bahreïn au printemps 2011 (pour défendre la monarchie sœur des Al-Khalifa contre une révolte populaire essentiellement chiite) et diplomatique au Yémen (pour accélérer la transition post-Saleh), les deux pays sont toujours en proie à une forte instabilité. Sur le plan intérieur, ensuite : incapable de tracer un cap clair, l’Arabie saoudite paraît tiraillée par des influences contradictoires au sein de la famille régnante. Cela n’augure rien de bon alors que se profile la perspective de succession adelphique (entre membres de la même génération, frères ou cousins plus ou moins éloignés) d’Abdallah, aujourd’hui âgé de 89 ans.

 

En faisant le choix de se dresser sur ses ergots face à la communauté internationale, l’Arabie saoudite, gardienne des lieux saints de l’islam, manque l’occasion de s’inviter à la table des débats et, ce faisant, accroît son propre isolement. Au surplus, elle attire involontairement l’attention sur un régime qui, en matière de justice comme de liberté, cultive toujours un rigorisme d’un autre âge, surtout envers les femmes et les non-musulmans.

 

Aymeric Janier

 

(1) L’usage veut que, chaque année, l’organe exécutif de l’ONU renouvelle, sur une base régionale, cinq de ses dix membres non permanents, lesquels sont élus pour deux ans (article 23, paragraphe 2 de la Charte de l’ONU). Les cinq membres permanents, dotés du droit de veto, sont les Etats-Unis, la Chine, la France, le Royaume-Uni et la Russie.

(2) En 2012, les réserves pétrolières du Venezuela s'élevaient à 297,7 milliards de barils contre 265,9 milliards pour l’Arabie saoudite. L'Iran occupait la troisième place, avec 157,3 milliards de barils (source OPEP).

(3) Créée en mai 1981, cette organisation régionale à vocation politico-économique est composée de l’Arabie saoudite, de Bahreïn, des Emirats arabes unis, du Koweït, d’Oman et du Qatar.

Raisons et conséquences du camouflet saoudien à l'ONU

(1)
(2)
(3)
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