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6 novembre 2013

Des années durant, tel un spectre, Hakimullah Mehsud aura été insaisissable, passant habilement entre les rets de la puissance américaine, au grand dam des hiérarques du Pentagone, qui avaient offert jusqu’à cinq millions de dollars (environ 3,7 millions d'euros) pour toute information susceptible de mener à sa capture. C’est dire l’extrême dangerosité de ce personnage aussi impitoyable que madré...

 

Après de nombreux « actes manqués », la traque a finalement pris fin vendredi 1er novembre, dans les zones tribales du nord-ouest du Pakistan, épicentre jusqu'alors inexpugnable de la mouvance djihadiste nationale. Le chef du Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP) – agrégat hétéroclite de factions islamistes armées né en 2007 et proche d’Al-Qaïda – a été tué par un tir de drone américain près de Miranshah, la capitale du Waziristan du Nord, ainsi que son chauffeur, son garde du corps, l'un de ses oncles et un autre combattant taliban.

 

Agé d’une trentaine d’années, Hakimullah Mehsud, de son vrai nom Jamshed Mehsud (1), se savait en sursis depuis qu’il avait pris les rênes du TTP en août 2009, après la mort du fondateur du groupe, Baitullah Mehsud, lui-même abattu par un avion sans pilote américain. Les deux hommes, très proches, partageaient la même exécration du gouvernement « falot » d’Islamabad, qu’ils accusaient de collusion avec les Etats-Unis dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme » et, partant, de reniement à la loi islamique.

 

Fait a priori surprenant pour un chef taliban (taleb, en arabe, signifie « étudiant en religion »), Hakimullah Mehsud n’a jamais joui d’une quelconque autorité religieuse. Tout juste a-t-il étudié quelque temps dans une madrasa (école coranique) du district de Hangu, dans la province de Khyber Pakhtunkhwa. Mais son appartenance à la très redoutée tribu des Mehsud, implantée dans le Waziristan du Sud, va lui ouvrir les portes de la haute hiérarchie talibane. Engagé corps et âme dans le djihad, la guerre sainte, il sert d'abord de garde du corps à Baitullah Mehsud, avant de devenir son principal conseiller.

 

C’est à la fin d’août 2007 que Hakimullah Mehsud, jusqu’alors demeuré dans l’ombre ouatée de son mentor, acquiert une stature pérenne. Il orchestre la prise d’otage de trois cents soldats pakistanais dans le Waziristan du Sud. L’opération, conduite en représailles à l’assaut lancé en juillet par le général-président Pervez Musharraf contre la Mosquée rouge d’Islamabad contrôlée par les insurgés islamistes, est un « succès ». Près d’une trentaine de militants taliban de haut rang sont libérés. Il va ensuite coordonner des campagnes de harcèlement régulières contre les convois de l’OTAN chargés du ravitaillement des troupes internationales en Afghanistan.

 

En récompense, il est promu l’année suivante à la tête du TTP dans les trois districts tribaux d’Orakzaï, de Khyber et de Kurram, où il s’emploie à mener des assauts parfois audacieux contre les forces de sécurité pakistanaises. Le renseignement américain, dès lors, commence à s’intéresser sérieusement à lui. A raison. Le 30 décembre 2009, un attentat-suicide cause la mort de sept agents de la CIA à Camp Chapman, une base militaire ultrasécurisée située à Khost, dans l'est afghan frontalier du Pakistan. Huit mois plus tard, Washington décide de placer le TTP sur sa liste noire des organisations terroristes internationales, aux côtés, entre autres, du Lashkar-e-Taiba [« l’armée des purs », un autre mouvement islamiste pakistanais, né en 1990], du Hamas palestinien ou du Hezbollah libanais. Inculpé de « complot terroriste », Hakimullah Mehsud devient du même coup l’homme à abattre.

 

En dépit de cette épée de Damoclès qui pèse sur lui à chaque instant, le chef suprême du TTP ne change guère ses habitudes. Autant craint que respecté de ses fidèles, notamment pour son maniement adroit de la Kalachnikov, il continue de fixer « l’ordre du jour », désignant les cibles à attaquer. Et ne craint pas de s’exprimer dans les médias étrangers. Le mois dernier, à la faveur d’un entretien avec la BBC, il se disait prêt à s’engager dans des « pourparlers sérieux » avec le gouvernement, mais sous certaines conditions.

 

La disparition de l’âme damnée du TTP va-t-elle affaiblir le mouvement ? La question se pose avec d'autant plus d'acuité qu'en mai, déjà, Wali ur-Rehman Mehsud, alors numéro deux du mouvement – et principal lieutenant de Hakimullah Mehsud, après avoir été son rival –, avait péri dans une attaque de drone similaire. Privé de sa figure tutélaire, le TTP risque d'être rapidement confronté à une crise de gouvernance et, partant, d'unité. Car dans ce bouillonnant maelström se télescopent aussi des ambitions individuelles, sur fond de rivalités aiguës entre factions.

 

Régulièrement cité par les médias pakistanais, Khan « Sajna » Saïd, chef de file du groupe dans le Waziristan du Sud, lorgne, entre autres, la succession. Mais, en dépit de son expérience du combat en Afghanistan, il est loin de faire l'unanimité, eu égard à son manque d'instruction, classique ou religieuse. En outre, il ne jouit pas de la même « notoriété » que feu son prédécesseur aux yeux des troupiers du TTP. De fait, les tractations pourraient être longues, et potentiellement violentes, avant qu’un consensus émerge sur le nom d’un nouveau dirigeant.

 

Dans ce contexte, l'avenir du processus de paix paraît, lui aussi, en balance. Dès le lendemain de la mort de Hakimullah Mehsud, le ministre de l'intérieur, Chaudhry Nisar, a clamé haut et fort son indignation face à un « complot » destiné, selon lui, à « saboter les pourparlers ». Même le président afghan Hamid Karzaï – d’ordinaire peu enclin à la sympathie envers le pouvoir pakistanais – s'est livré à une critique en règle de cette élimination, jugée inopportune et néfaste aux efforts de pacification de la région.

 

Lundi soir, à l'issue d'une réunion censée rééavaluer les relations du Pakistan avec les Etats-Unis, l'un de ses principaux bailleurs de fonds (2), le premier ministre, Nawaz Sharif, a souligné « qu'il ne permettrait pas que l'on fasse dérailler le dialogue [pour la paix] ». Mais il a aussi, concomitamment, insisté sur le fait que l'apaisement ne pouvait pas passer par « le déploiement d'une force insensée contre [ses] concitoyens ». Une allusion voilée à la « guerre des drones », qui, depuis 2004, aurait fait entre 2 528 et 3 644 morts dans le pays, selon le décompte du Bureau of Investigative Journalism, une ONG britannique. Deux ans et demi après la mort d’Oussama Ben Laden, l’alliance entre Islamabad et Washington demeure encore prisonnière d’une zone de fortes turbulences...

 

* * *

(1) Hakimullah est un nom de guerre signifiant « celui qui a reçu la sagesse de Dieu ».

(2) Barack Obama a demandé au Congrès une enveloppe d’aide au Pakistan de 1,162 milliard de dollars pour 2014 (857 millions d’aide civile et 305 millions d’assistance sécuritaire).

 

Pour aller plus loin : lire le « questions/réponses » du New York Times sur le TTP et voir l’infographie d’Al-Jazira sur les origines et la composition du mouvement.

Pakistan : Mehsud, l'âme damnée du TTP

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