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En Tanzanie, le calvaire silencieux des albinos

 

15 avril 2015

 

« Si l’on est différent, il est fatal qu’on soit seul. » Écrite par l’auteur britannique Aldous Huxley dans son roman Le Meilleur des mondes, chef-d’œuvre d'anticipation dystopique paru en 1932, cette phrase terrible n'a rien perdu de sa tragique véracité. Elle pourrait encore, en ce début de XXIe siècle, s'appliquer à pléthore de castes ou de sous-groupes de population marginalisés de l’humanité, comme les albinos vivant en Tanzanie, régulièrement pris pour cible du fait de leur altérité.

 

Anomalie génétique héréditaire, incurable mais non contagieuse, l’albinisme se caractérise par une absence de mélanine, ce qui entraîne une dépigmentation de la peau et des troubles oculaires. Cette singularité, couplée à une foi locale quasi immarcescible en la sorcellerie, suffit à faire des personnes qui en sont atteintes des victimes de choix. 

 

Les exemples d’assassinats sordides sont légion, tel ce bébé de dix-huit mois enlevé à la mi-février et dont le corps a été retrouvé bras et jambes amputés. Ou ce garçonnet de six ans qui, au début de mars, a eu l'une de ses mains coupée à la machette par des hommes armés devant sa mère impuissante.

 

D’après une étude du Pew Research Center menée en avril 2010, 60 % de la population tanzanienne croyaient au pouvoir protecteur du sacrifice – le plus fort taux du continent africain, devant le Mali (59 %), le Sénégal (58 %) et l’Afrique du Sud (56 %). Exploitant habilement cette tendance, de faux thaumaturges, du reste très respectés par leurs compatriotes, perpétuent des légendes surannées affirmant que les organes des albinos seraient dotés de vertus miraculeuses.    

     

Beaucoup pensent ainsi qu’utilisés dans la confection de philtres, ils seraient vecteurs de chance et de prospérité. Cette folle superstition alimente des rituels barbares auxquels se prêteraient, non seulement les Tanzaniens les plus pauvres pour s'enrichir, mais aussi les classes supérieures. « Rares sont ceux qui ont les moyens de payer [600 dollars par organe et jusqu'à 75 000 dollars pour un corps entier], ce qui donne à penser que les 'acheteurs' pourraient être de riches hommes d'affaires et/ou des politiciens. Cette rumeur est d'autant plus tenace que se profilent des élections générales (en octobre) et que ces derniers pourraient être tentés de recourir à des pouvoirs occultes pour s'attirer les faveurs de la providence », explique Giorgio Brocco, doctorant de l'Institut d'ethnologie de l'Université libre de Berlin, qui prépare une thèse sur les personnes atteintes d’albinisme dans le district de Kilolo (centre).

 

Ce trafic est très lucratif car la prévalence de l’albinisme, transmis par les gènes des deux parents, est nettement plus élevée qu’ailleurs (de l'ordre de 1 pour 1 400 contre 1 pour 17 000 aux Etats-Unis et 1 pour 20 000 en Europe) en raison des liens de consanguinité qui existent dans le pays. « Les mariages entre cousins germains (chez les Swahili) et cousins par alliance (chez les Luguru) font encore partie de la tradition en zone rurale, même si celle-ci est moins répandue qu'avant. Cela facilite la propagation des gènes de l'albinisme au sein des familles et leur transmission de génération en génération », souligne M. Brocco. « La polygamie et le fait d'avoir une descendance nombreuse renforcent encore cette tendance », ajoute-t-il.      

 

Depuis 2006, près de 80 albinos auraient été tués, selon les recoupements effectués par diverses associations. Mais il n’est pas facile d’identifier et, partant, de sanctionner les auteurs de ces meurtres, qui agissent souvent de nuit et, de surcroît, dans des zones difficiles d'accès. 

 

A cet hallali sauvage s’ajoutent les discriminations quotidiennes. En butte à l’ostracisme de la société, les albinos disposent d’un accès limité à l’éducation et à l’emploi. Pour la plupart d’entre eux, aller à l’université relève de la gageure. « Leur peau blanche remet en cause l'idéologie biopolitique (1) fondée sur l'identité noire autour de laquelle la plupart des gouvernements africains de l'ère post-décolonisation ont bâti un sentiment d'appartenance aux Etats-nations », argumente Giorgio Brocco.      

 

L’impossibilité de participer aux activités agricoles, socle de l'économie, en raison d’une extrême sensibilité à la lumière constitue un frein supplémentaire à leur intégration. Ce besoin d’éviter une exposition prolongée au soleil réduit aussi, de manière importante, leur espérance de vie. Moins de 10 % d’entre eux vivent jusqu’à l’âge de trente ans et moins de 2 % franchissent le cap des quarante ans à cause du risque accru de cancer de la peau, rappelle l’organisation non gouvernementale canadienne Under The Same Sun (Sous le même soleil), qui défend leurs droits fondamentaux.  

 

Si certains albinos parviennent à s’extraire d’une condition fort peu enviable, à l'instar de vedettes de la mode comme Thando Hopa, Diandra Forrest et Shaun Ross, les autres vivent enfermés dans une peur muette et permanente. D'abord passif, le gouvernement de Dar es-Salaam, soumis aux pressions accrues des Nations unies et du Parlement européen, s'est résolu à agir, durcissant le ton contre les « sorciers » autoproclamés. Plus de deux cents d'entre eux ont ainsi été arrêtés depuis la mi-janvier. Le gouvernement a par ailleurs annoncé la création d'un groupe de travail spécifique regroupant des albinos, des représentants des « guérisseurs traditionnels » et des membres de l'armée. « Une bonne nouvelle dans l'absolu, même si c'est la troisième fois que cette mesure est évoquée par le président Jakaya Kikwete », tempère M. Brocco.                             

 

En 2008, le chef de l'Etat avait nommé une femme albinos, Al-Shymaa Kway-Geer, pour siéger au Parlement – une première qui avait pris tous les observateurs de court, y compris l'intéressée. Sept ans plus tard, pourtant, les mentalités peinent à évoluer. Est-ce à dire que toute évolution sur le sujet est impossible ? Giorgio Brocco n'y croit pas et plaide pour une meilleure sensibilisation de la population, en repensant notamment le vocabulaire utilisé pour désigner les personnes atteintes d'albinisme. « Il faut instiller l'idée que la différence, qu'elle soit physique ou non, doit être considérée comme une chose positive. » Le chemin à parcourir pour y parvenir s'annonce long. Car certains mythes ont la vie dure. Comme celui, édifiant, qui veut qu'avoir des relations sexuelles avec une albinos puisse guérir du sida...     

 

* * * 

(1) La biopolitique est un concept créé par le philosophe français Michel Foucault (1926-1984) qui caractérise une forme d'exercice du pouvoir fondé, non pas sur les territoires, mais sur la vie des populations. Elle s'oppose à la thanatopolitique, qui a pour objectif l'extinction des races, des ethnies et des peuples considérés comme scientifiquement inférieurs. 

 

Pour aller plus loin : L'albinos en Afrique : la blancheur noire énigmatique, de Ninou Chelala, éditions L'Harmattan, décembre 2007, 220 pages ; People with Albinism and Humanitarian NGOs in Tanzania : Identities between Local and Global Worlds, de Giorgio Brocco (document PDF, en anglais).

 

Des jeunes femmes atteintes d'albinisme posent ensemble à Dar es-Salaam, la capitale tanzanienne, le 5 mai 2014 (Bunyamin Aygun/AFP-Milliyet Daily).

 

 

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"Africa Investigates – The spell of the Albino" (documentaire en anglais d'Al-Jazira daté de 2011, 25 minutes).

 

 

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