Iran : « la ligne rouge du régime, c'est le khomeynisme »
20 juin 2013
A l’issue d’une campagne globalement terne, Hassan Rohani, 64 ans, a été élu samedi 15 juin président de la République islamique d’Iran dès le premier tour de scrutin, avec 50,68 % des voix. L’élection de ce « religieux modéré », pur produit de la révolution de 1979, clôt l’ère Ahmadinejad (2005-2013) et en ouvre une nouvelle, d'ores et déjà marquée par de lourds défis, tant sur le plan intérieur que sur la scène internationale. Azadeh Kian, professeur de science politique à l’Université Paris-VII, et Majid Golpour, docteur en sociologie de la Sorbonne et collaborateur du CIERL (1) de l’Université libre de Bruxelles (ULB), décryptent la « nouvelle donne » politique à Téhéran.
>> Hassan Rohani est présenté comme un « religieux modéré ». Faut-il s’attendre à une présidence plus souple que celle de son devancier, Mahmoud Ahmadinejad ?
Azadeh Kian : Absolument. D’ailleurs, cela transparaît dans ses discours. Il a ainsi prôné le rétablissement de la confiance avec les Occidentaux, en particulier sur la délicate question du nucléaire, mais il a aussi – chose plus surprenante – insisté sur la nécessité de nouer des relations plus cordiales avec l'Arabie saoudite (sunnite) ; relations qui se sont fortement détériorées pendant la double mandature de son prédécesseur. Sur le plan intérieur, il a affiché son respect de la société civile et des femmes, et indiqué qu’il souhaitait former un gouvernement de coalition nationale. Pour toutes ces raisons, je pense qu’il faut s’attendre à une rupture avec la politique belliqueuse et jusqu’au-boutiste menée par Mahmoud Ahmadinejad.
Majid Golpour : Le changement de ton est là, c’est certain, mais qu’en est-il du fond ? A mes yeux, Hassan Rohani incarne avant tout une forme de changement dans la continuité – sauf, bien sûr, à ce que l'establishment militaire et les idéologues du régime changent leur feuille du route. Il arrive sur le devant de la scène à un moment où les différentes factions du régime sont dans l’impasse et peut, au vu de son statut de religieux modéré, porter un espoir de synthèse. Mais cela implique qu’il donne des gages d’abord – et surtout – à Ali Akbar Hachémi Rafsandjani, ainsi qu’à l’ancien président réformateur Mohammad Khatami (1997-2005) et au Guide suprême Ali Khamenei, lequel va chercher à sécuriser ses intérêts.
Sur un plan plus personnel, la différence avec son prédécesseur est patente. Mahmoud Ahmadinejad était un novice zélé, qui pensait que le radicalisme pouvait ouvrir toutes les portes. Il n’était qu’un simple exécutant, devenu par la suite un insoumis au Guide. Hassan Rohani, au contraire, est un acteur, beaucoup plus fin, beaucoup mieux formaté. Sur la plupart des grands dossiers (politique étrangère, crise syrienne, nucléaire), il peut intégrer dans son raisonnement des équations infiniment plus complexes.
>> Quelle sera son attitude vis-à-vis des réformateurs, qui l’ont soutenu ? Peut-on imaginer un geste d’ouverture ?
A. K. : M. Rohani a eu à cœur de préciser qu'il était désormais le président de tous les Iraniens, et pas seulement le représentant d’une frange politique particulière. A cet égard, il va sans doute chercher à s’appuyer sur toutes les sensibilités, y compris les réformateurs comme Mohammad Reza Aref [qui s’était désisté en sa faveur, trois jours avant le scrutin, à la demande de Mohammad Khatami]. Je pense également qu’il va tenter de négocier avec Ali Khamenei et le chef du pouvoir judiciaire, Sadeq Larijani, pour obtenir la libération de Mir Hossein Moussavi et de Mehdi Karoubi [candidats à l’élection présidentielle de 2009 et assignés à résidence pour « sédition » depuis février 2011], car évoquer la formation d’un gouvernement de coalition nationale alors que les dirigeants du « mouvement vert » (pro-démocratique) sont emprisonnés n’a pas de sens.
M. G. : Je pense que M. Rohani est un opportuniste. Pendant la campagne, il a distillé, non sans habileté, de nombreuses promesses, mais la question est de savoir s’il les honorera. Lors de sa première intervention devant la presse, en tout cas, il n’a fait nulle mention de MM. Moussavi et Karoubi. Pour l'heure, il lui faut recomposer un champ politique traversé par de nombreuses lignes de fracture. La tâche s’annonce ardue. C’est pourquoi il serait illusoire de croire qu’il peut tout déverrouiller du jour au lendemain.
>> De quelle marge de manœuvre Hassan Rohani dispose-t-il ?
A. K. : Il est familier des arcanes du système iranien, dans la mesure où il appartient à ce système depuis le début. En sa qualité de mollah, il a également une connaissance intime de l’institution cléricale. A cela s'ajoute un autre avantage déterminant : à la différence de Mir Hossein Moussavi en 2009, il n’est pas en conflit avec le Guide suprême. Ce n’est ni un réformateur ni un radical. De fait, il est plus aisé pour lui de parvenir à des compromis. Ce qui est encourageant, c’est que les Gardiens de la révolution, qui avaient surtout soutenu le maire de Téhéran, Mohammad Bagher Ghalibaf, pendant la campagne, ont été parmi les premiers à reconnaître sa victoire. Même les redoutables bassidjis [miliciens du régime], qui ont eu la dent particulièrement dure à son égard, ont indiqué qu'ils allaient collaborer avec lui. Reste à savoir s’il obtiendra des concessions de la part des Occidentaux. Cette question est cruciale.
M. G. : La marge de manœuvre du nouveau président demeure, à mon sens, très limitée. Mahmoud Ahmadinejad et Esfandiar Rahim Mashaie, l’un de ses plus proches partisans, étaient en train de fomenter un coup d’Etat rampant. Tous deux voulaient réformer le système du Guide et mettre en place un « islam iranien », notamment pour gagner les faveurs des classes moyennes. C’est d’ailleurs cette posture singulière qui leur a valu d’être qualifiés de « déviants » par les affidés d’Ali Khamenei. Hassan Rohani, lui, va négocier plus habilement et saisir les occasions si elles se présentent, mettant en scène une sorte d’ouverture maîtrisée. Quoi qu’il arrive, la ligne rouge du régime demeurera le khomeynisme, cette « ruse idéologico-théologique » qui a consisté à mettre entre les mains des ayatollahs, hommes ordinaires, une autorité qui, par tradition, appartenait aux imams, réputés, eux, infaillibles et divins.
Hassan Rohani est conscient des limites à ne pas franchir. Il sait que s’il ouvre la fenêtre, la société civile va s’engouffrer à l’intérieur. Or, la « raison » d’Etat – c'est-à-dire l'autorité d'Ali Khamenei – lui impose un certain cadre. Comme M. Khatami avant lui, il va sans doute essayer de « raisonner » ses concitoyens et leur faire comprendre que tout n’est pas faisable. Néanmoins, il faut attendre de voir dans quel sens vont évoluer les rapports de force entre les multiples factions du régime, autrement dit leur degré de compromis, ou au contraire d’antagonisme, sur les grands dossiers en cours.
>> Quels sont les principaux défis qui attendent M. Rohani sur le plan intérieur et au niveau international ?
A. K. : Sur le plan intérieur, son principal défi sera économique. Les sanctions internationales ont durement touché les secteurs gazier et pétrolier, tout comme le système bancaire. En conséquence, les revenus de l’Etat ont sensiblement diminué. Ses électeurs, et même ceux qui ne lui ont pas accordé leur suffrage, attendent de lui qu'il desserre l'étau qui étrangle le pays. Ils aspirent aussi à davantage de libertés individuelles. Au niveau international, M. Rohani va devoir gérer le dossier du nucléaire, qu’il connaît bien pour avoir été le chef négociateur de Téhéran entre 2003 et 2005 – un très fin négociateur, du reste. Cela passe par des pourparlers avec le groupe des « 5+1 » [Etats-Unis, France, Royaume-Uni, Russie, Chine et Allemagne]. Autre question épineuse : la crise syrienne. Pour l’heure, le nouveau président est resté globalement évasif sur le sujet, se contentant de marquer sa désapprobation à toute intervention étrangère.
M. G. : L’économie nationale est le chantier intérieur le plus vaste, et de loin le plus urgent. C’est pour cela que M. Rohani a été choisi. D’ailleurs, l’ordre du vote à l’élection présidentielle suit peu ou prou cette logique. Les Iraniens ont estimé qu’avec lui, les problèmes politiques seraient atténués ce qui, par ricochet, aurait un impact positif sur l’économie, actuellement exsangue (chômage élevé, inflation galopante, forte hausse du prix des produits de première nécessité...). Il faut dire que la gestion de son prédécesseur a été en tout point catastrophique. Preuve en est, entre 4000 et 6000 hauts dirigeants d’entreprise nommés dans les secteurs public et privé étaient sous-qualifiés... L’autre défi est le développement de la société civile. Sur ce point, M. Rohani a, jusqu’ici, été mutique.
Sur la scène internationale, la question syrienne passe avant le nucléaire. S’il s’en donne les moyens, Hassan Rohani peut contribuer au succès de la conférence dite de « Genève 2 », qui doit apporter une solution politique au conflit. C’est à l’aune de son engagement sur cet épineux dossier que l’on pourra évaluer ses véritables intentions de réforme. Sur la Syrie, comme sur l'Irak, il a l'occasion de dire à Ali Khamenei : « Vous attisez le feu, je vais l’éteindre ». Mais le fera-t-il ?
>> Un rapprochement avec les Etats-Unis est-il envisageable ?
A. K. : Cette hypothèse n'est pas à exclure, encore faut-il, au préalable, que la confiance entre les deux parties soit rétablie, ce qui suppose des relations directes. Que les sanctions continuent et ce sera l’échec, comme ce fut le cas sous la présidence Khatami. Au vu des signaux envoyés par le nouveau président, et notamment sa volonté de transparence sur le nucléaire, la balle est désormais dans le camp d’Obama et des Européens.
M. G. : Pour qu’il y ait rapprochement, il faudrait une clarification franche et honnête sur un demi-siècle de relations conflictuelles entre les deux pays. Or, personne ne s’est encore aventuré sur cette voie-là. Tant que le passé n’aura pas été apuré, le statu quo et, partant, la défiance réciproque, perdurera. Sous le double mandat de M. Ahmadinejad, le divorce s’est mué en cauchemar. Il est donc important de rétablir la confiance. Tout en promettant davantage de transparence, l’Iran souhaite que ses droits, notamment nucléaires, soient pris en compte, mais n’apporte aucune garantie sur la visée strictement pacifique de son programme. Quant aux Etats-Unis, ils n’ont pas, à ce stade, de vision claire et établie.
Les Iraniens, fondamentalement, réclament davantage de respect, ainsi que la reconnaissance de « l’autorité du Guide et de la République islamique » comme première puissance régionale. Face à ces deux « prérequis » du pouvoir iranien, les Etats-Unis n'ont fait que mettre en place des sanctions économico-financières, lesquelles ont eu un effet indirect sur le régime, mais un impact profond sur les citoyens. Eu égard à la nouvelle donne politique à Téhéran, l’administration Obama doit, plus que jamais, adopter une stratégie intelligible, mais une stratégie qui, tout en prenant la mesure du danger que peut représenter le projet nucléaire d’Ali Khamenei, ne foule pas aux pieds les droits et acquis du peuple iranien.
Propos recueillis par Aymeric Janier
(1) Centre Interdisciplinaire d’Etude des Religions et de la Laïcité.
Pour aller plus loin : lire l'analyse de Majid Golpour (datée du 12 juin) sur « l'enjeu dissimulé » de l'élection présidentielle iranienne.