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Le premier ministre britannique, David Cameron, accompagné de sa femme Samantha, s'exprime devant la presse, à Londres, le 24 juin, peu après les résultats du référendum sur le « Brexit », qui ont provoqué la panique sur les marchés financiers et fait chuter la livre sterling à son plus bas niveau depuis 1985 (Ben Stansall/ AFP).  

Entre le Royaume-Uni et l'UE,
une relation houleuse

 

  • 1er août 1961 : le Royaume-Uni, dirigé par le premier ministre conservateur Harold Macmillan, dépose sa candidature formelle pour rejoindre la Communauté économique européenne (CEE) née quatre ans auparavant, le 25 mars 1957 (Traité de Rome).

 

  • 1er janvier 1973 : le Royaume-Uni rejoint la CEE, qui comptait jusqu'alors six Etats : la République fédérale d'Allemagne (Allemagne de l'Ouest), la France, la Belgique, l’Italie, le Luxembourg et les Pays-Bas. Le conservateur Edward Heath est premier ministre d’un pays agité par les « Troubles » en Irlande du Nord.

 

  • 5 juin 1975 : sous la gouvernance du travailliste Harold Wilson, 67,2 % des électeurs britanniques se prononcent en faveur du maintien du Royaume-Uni dans la CEE lors d’un référendum. Harold Wilson, qui a dû batailler contre plusieurs de ses ministres favorables à une sortie, salue une « décision historique ».

 

  • 30 novembre 1979 : à l’issue d’un sommet des chefs d’Etat et de gouvernement des neuf pays de la CEE bouclé sur un constat d’échec, la très conservatrice Margaret Thatcher lance sa célèbre formule « I want my money back » (« Je veux que l’on me rende mon argent »). Une manière détonante de dénoncer le fait que l’Angleterre paye plus qu’elle ne reçoit du budget européen.

 

  • 25-26 juin 1984 : au Conseil européen de Fontainebleau, Margaret Thatcher obtient satisfaction : le Royaume-Uni voit une partie de sa contribution au projet européen remboursée par ses partenaires. C’est le fameux « rabais britannique » (ou « chèque britannique).

  • 12 septembre 2006 : Nigel Farage est élu président du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP, créé en 1993), avec 44 % des voix. L’ancien courtier sera l’un des tout premiers à plaider pour la tenue d'un référendum sur le maintien du Royaume-Uni dans l'Union européenne (UE).

  • 23 janvier 2013 : dans un discours très attendu sur l’Europe, le premier ministre conservateur, David Cameron, promet l'organisation d'un référendum d’ici à la fin de 2017. Objectif : satisfaire les eurosceptiques de son parti et une opinion de plus en plus hostile à Bruxelles.

  • 23 juin 2016 : les Britanniques votent à 51,9 % en faveur du « Brexit » (sortie du Royaume-Uni de l’UE). Dans le détail, l’Angleterre et le pays de Galles se prononcent pour la sortie (respectivement à 53,4 % et 52,5 %), l’Ecosse et l’Irlande du Nord pour le maintien (à 62 % et 55,8 %). Le taux de participation s’établit à 72,2 %.

 

« Le Brexit est la pire crise politique de la construction européenne »

 

28 juin 2016

 

C’est une nouvelle qui a fait l’effet d’un tremblement de terre. A l’occasion d’un référendum historique convoqué par leur premier ministre (conservateur), David Cameron, les Britanniques ont voté, jeudi 23 juin, en faveur de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE), à 51,9 %. Un séisme politique qui a ébranlé les marchés financiers et plongé l’avenir même du Vieux Continent dans un océan d’incertitudes.

 

Après quarante-trois ans d'alliance avec l’Europe, les sujets de Sa Majesté ont décidé de larguer les amarres et de reprendre leur destinée en main. Comment expliquer ce choix et quelles seront ses conséquences à plus ou moins long terme ? L’UE est-elle menacée d'implosion ? Entretien avec le professeur Gilbert Casasus, docteur en sciences politiques et spécialiste des questions européennes à l'université de Fribourg (Suisse). 

 

>>  Comment expliquer la décision des Britanniques de quitter l’Union européenne ?      

 

Gilbert Casasus : D'abord, pour reprendre la phrase du Luxembourgeois Jean-Claude Juncker [le président de la Commission européenne depuis novembre 2014], il n’y a pas eu de mariage d'amour entre le Royaume-Uni et l’Union européenne (voir chronologie ci-contre). Depuis Margaret Thatcher [arrivée au pouvoir en 1979], ça n’a jamais vraiment fonctionné. Certes, l’on a pu observer des intermèdes plus ou moins heureux, avec Edward Heath, Tony Blair, voire Gordon Brown, mais on ne saurait parler d’idylle.

 

Ensuite, ce qui frappe, quand on observe de plus près les résultats du référendum, c'est le vote de l'électorat travailliste traditionnel. De ce point de vue, les Britanniques se sont comportés comme les autres Européens. Aujourd’hui, les catégories sociales défavorisées, le monde ouvrier, ou du moins ce qu’il en reste, ne constituent plus un électorat ouvert et progressiste. Dans toutes les sociétés européennes, on voit très clairement une nouvelle fracture apparaître – ce que j'appelle la « fracture intellectuelle » – entre ceux qui souhaitent une Europe et une société ouvertes, et ceux qui, à l’inverse, plaident pour une Europe et une société fermées. En l’occurrence, c’est la seconde option qui a été privilégiée lors du vote du 23 juin.

 

>> L’attachement à l’insularité et à la souveraineté a-t-il également pesé dans le choix des électeurs ?       

 

Cette vieille tradition britannique, en effet, n’est pas à négliger. Permettez-moi un retour en arrière : le 19 septembre 1946, à l’université de Zurich, Winston Churchill avait tenu un discours fameux, dans lequel il évoquait les « Etats-Unis d’Europe ». Ce discours est considéré par nombre d’historiens et de responsables politiques comme fondateur de la construction européenne. Hors, quand on prend la peine de le lire, on s’aperçoit que ce postulat est faux. Que dit en réalité Churchill ? Que l'Europe continentale, notamment les Français et les Allemands, doit se rassembler pour en faire un îlot de paix. Dans son esprit, les Britanniques, plus proches des Américains, n’étaient pas concernés. Il est intéressant de constater que la pensée churchillienne, systématiquement présentée comme pro-européenne, exclut toute responsabilité de la part du Royaume-Uni. Pour le « Vieux Lion », l’Europe était celle des vaincus, France incluse. C’était au passage une aimable façon de régler ses comptes avec le général de Gaulle.

>> Quelles peuvent être les conséquences du « Brexit » à plus ou moins long terme ?

 

La première, que l'on subit depuis vendredi matin, est celle de l’incertitude. Quand, où, comment va advenir ce « Brexit » ? Personne ne le sait. La seconde est le risque de voir les partenaires européens du Royaume-Uni se diviser. L’inconnue qui plane sur l'issue des deux grandes élections de 2017 – présidentielle en France, fédérales en Allemagne – ajoute également au sentiment de flottement. Cela ne peut que faire le jeu des Britanniques qui, de manière très stratégique, vont essayer d'en profiter en créant fêlures et dissensions.     

 

>> Quel impact le retrait du Royaume-Uni est-il susceptible d’avoir sur la politique de défense de l’Europe ? Et sur son économie ?

 

Ce sont deux choses très différentes. En matière de défense, tout le monde sait que la France et le Royaume-Uni étaient les deux pays qui tenaient la barre. La véritable crainte, à présent, c’est que les accords de Saint-Malo [de décembre 1998, signés par Jacques Chirac et Tony Blair] et l’esprit qui en découle ne soient réduits à néant. 

 

Pour ce qui est de l’économie, soyons clairs, on entend souvent que l’Europe est d’influence néolibérale. Oui, certes, c’est vrai parce que les gouvernements le sont. Ce n’est pas l’Europe en tant que telle qui est libérale. Cela étant, il faudra être vigilant car la prochaine majorité en Allemagne (après les élections de 2017) pourrait renforcer la dimension purement libérale et financière de l’Europe. A mon sens, l'un des risques, c’est que la politique sociale de marché, qui représente l'un des fondements de la politique économique de l'Union européenne – et je dirais même du marché commun – soit sérieusement mise à mal.  

 

>> Qui, selon vous, va pâtir le plus du « Brexit » : le Royaume-Uni ou l’Union européenne ?                         

Tout dépendra du rapport de forces entre  les deux. Si l’Union européenne mène une politique attentiste et se refuse à imposer quoi que ce soit au Royaume-Uni, alors elle en paiera le prix fort. Si, en revanche, elle démontre sa capacité et son autorité vis-à-vis des Britanniques, mais aussi de toutes celles et ceux qui seraient tentés par une sortie de l’UE, elle en sortira renforcée. Bien que la diplomatie soit l'art du compromis, à un moment donné, il ne faut pas confondre compromis et compromission.

 

>> Cela implique-t-il d'imposer un calendrier aux Britanniques ?

 

Je pense en effet que ce serait une solution adéquate. Il faut surtout demander aux Britanniques ce qu’ils veulent parce qu’aujourd’hui, ils mènent les Européens en bateau. Il n’est qu’à écouter les propos tenus par Nigel Farage [le chef du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP)] peu après l’annonce des résultats du vote sur le financement du NHS, le  système de santé britannique [A la question, posée par des journalistes d’ITV, de savoir s’il pouvait garantir que les 350 millions de livres sterling que le Royaume-Uni « envoyait » selon lui chaque semaine à l’UE seraient redirigés vers le NHS – l’un des arguments phares de la campagne du « Leave » – il a répondu : « Non, je ne peux pas. Je ne ferai jamais cette promesse. C’était une erreur... »].

 

>> Se dirige-t-on vers une déconstruction pure et simple de l'UE ou plutôt vers une Europe à plusieurs vitesses ?

 

En 1994, Wolfgang Schäuble [alors président du groupe CDU/CSU (droite) au Bundestag, la Chambre basse du Parlement allemand] et Karl Lamers, un député de la CDU, avaient plaidé pour la création d'un « noyau dur » européen. Mais la France, alors handicapée par un président de la République malade (François Mitterrand) et une cohabitation confuse – Alain Juppé, ministre RPR des affaires étrangères, étant curieusement plus proche de François Mitterrand que d’Edouard Balladur en matière de politique étrangère – a manqué une occasion incroyable de répondre favorablement à cette proposition.   

 

Désormais, l'idée d'un « noyau dur » me semble être plus qu’une bouée de sauvetage. Elle peut insuffler un nouvel élan à l’Union européenne. Mais cela implique de faire sauter le tabou de l'Europe à plusieurs vitesses. Ce « noyau dur », ce « noyau locomotive », ne doit cependant pas être fermé ad vitam aeternam. Si ceux qui veulent aller plus loin se rassemblent et créent un effet d’entraînement suffisamment fort, alors tous les pays pourront en profiter. Je suis convaincu que ce « noyau dur (d’Etats) » peut avoir assez de conscience politique pour respecter les équilibres géopolitiques au sein de l'UE.  

 

>> Quels pays pourraient alors faire partie du « noyau dur » que vous évoquez ?     

 

Les six pays fondateurs, auxquels j'ajouterais l'Espagne. Ils sont prêts à avancer plus vite et – là aussi, n'ayons pas peur des mots – à abandonner quelques pans de souveraineté. Prenons l’exemple d’Erasmus [le programme de mobilité européen de référence pour les étudiants, né en 1987]. C’est grâce à ce programme qu'existe aujourd’hui la reconnaissance européenne des diplômes. Peut-être y a-t-il un travail de fond à faire en expliquant que la souveraineté existe, même quand on est disposé à en abandonner une partie...

 

>> Le couple franco-allemand peut-il être à l'origine d'un sursaut européen ?

 

Je n’aime pas trop le terme de « couple ». Pour ma part, j’ai toujours parlé de relations franco-allemandes. Il ne faut en faire ni un dogme ni un moulin à prières. Cette relation est plus complexe qu'on ne le croit. Elle est fondée sur une très grande confiance mutuelle, et ce à divers niveaux, mais elle comporte aussi sa part de rivalité. Aujourd'hui, nous n'avons pas – et c'est un élément essentiel dans les rapports bilatéraux – cette sève historique qui a existé par rapport à des personnes qui ont vécu la seconde guerre mondiale. L’autre problème, c’est le déséquilibre qui existe entre la France et l’Allemagne aux niveaux économique et social, mais aussi sur le plan de la perception des enjeux politiques dans l’espace européen.

 

>> Dans ces conditions Berlin et Paris peuvent-ils proposer un nouveau traité européen ?     

 

Oui, à condition de ne pas s’enfermer dans une bulle franco-allemande et d’associer d'autres pays à leurs réflexions. Mais il faut surtout prendre en compte les éléments d'une Europe qui évolue de manière différente selon les régions géographiques et politiques. Peut-être serait-il opportun d'inclure un volet social dans les traités ? On peut aussi imaginer reprendre l’idée qu’avait eue en son temps Helmut Schmidt [l’ancien chancelier fédéral (social-démocrate) d’Allemagne, de 1974 à 1982]. Avant que ne concrétise l’unité allemande (en octobre 1990), il avait suggéré que les Français et les Allemands puissent se répartir les rôles au niveau de l’Europe : du côté français, le politique, la diplomatie et le militaire ; du côté allemand, l’économie et le social. Cela peut apparaître comme un raccourci, mais, derrière, il y a tout de même une idée de fond : les forces allemandes et les forces françaises doivent être complémentaires, et non rivales. L'idée de nouer des accords où l’on donnerait la préférence tantôt à Paris tant à Berlin pour créer une dynamique positive par rapport aux autres Etats de l’UE me semblerait une bonne chose.

 

>> Faut-il réaménager les fondements de l’UE ?

 

Certainement. Je pense fondamentalement que l’Europe – et le vote britannique en est la preuve – manque d'esprit critique au niveau politique. C'est pourquoi je crois que l’abandon partiel de souveraineté est une chose juste. Dans une famille, quand on veut avancer, il faut que chacun y mette du sien, mais aussi admette de perdre un peu de soi-même pour vivre en communauté.

 

Le débat institutionnel doit reprendre, mais avec un Parlement européen digne de ce nom, qui fonctionne selon de nouvelles règles. Je l’ai dit dès 1984 : pourquoi ne pas organiser des élections véritablement européennes, avec des listes européennes ? Les scrutins européens actuels ne sont que des élections sanctions contre les gouvernements.

 

Par ailleurs, il faut mettre fin à ce système qui consiste à avoir une présidence tournante du Conseil de l’Union européenne [assurée par la Slovaquie à partir du 1er juillet], un président de la Commission européenne et un président du Conseil européen [le Polonais Donald Tusk]. On a multiplié les postes afin de trouver des solutions plus ou moins acceptables pour contenter untel ou untel. Désormais, nous avons besoin d’institutions claires, dans lesquelles chacun se reconnaît.

 

Veillons enfin à ne pas raconter des inepties sur les questions de participation citoyenne. Le traité de Lisbonne prévoit un droit d’initiative. Or, depuis qu’il est entrée en vigueur, en 2009, il n’y a jamais eu de traduction de ce droit d’initiative. Cela montre les limites du fonctionnement de l’UE. Je ne suis pas un louangeur aveugle de la démocratie directe, parce que j’en vois moi-même certains travers en Suisse, mais une dose de démocratie directe dans l’UE pourrait permettre d’engager une réflexion plus politique. L’Europe est un défi. Il faut établir un nouveau traité, mais pas un traité où l’on renforcerait l’idée de souveraineté et où l’on ne parlerait que des frontières européennes.

 

>> A 27 et sans le Royaume-Uni, quelle peut-être l'influence de l'Union européenne sur les grands dossiers du moment (crise migratoire, lutte contre le terrorisme...) ?

 

La manière dont l’UE va gérer ce départ est cruciale. Si l’UE se dilue, sa force se diluera aussi. Si elle devient politiquement plus forte – flirtant avec « l’euro-puissance », notion chère à l’ancien ministre des affaires étrangères Hubert Védrine (1997-2002) –, elle gagnera aussi en clarté. Avec la Britannique Catherine Ashton [la Haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, de 2009 à 2014], nous avons connu des moments peu glorieux de la politique étrangère et de sécurité commune [son manque de visibilité lors des soulèvements arabes, à partir de décembre 2010, a par exemple été sèchement critiqué]. L’Italienne Federica Mogherini, elle, prend ses dossiers plus au sérieux. Pourquoi ne pas créer un jour, à côté d'un ministre de l'économie et des finances européen, un véritable poste de ministre des affaires étrangères européen ?

>> Quid de l’avenir des relations avec la Russie ?

 

Il ne sert à rien de se lamenter vis-à-vis d'une Russie de plus en plus nationaliste. Il faut, là aussi, établir un rapport de forces, mais dans un climat de confiance car les Russes ne sont pas obligatoirement les adversaires de l’Europe.

 

>> Comment imaginez-vous l’avenir de l’Europe ?

 

Je ne le vois pas si noir que ça parce qu’il y a, parmi la jeunesse éduquée, des forces et des potentiels. Cette jeunesse ne veut pas revenir en arrière, elle s’est habituée à une Europe ouverte. Mais le vrai débat portera sur la « fracture intellectuelle » dont j'ai parlé précédemment. Que l’Europe ouverte s’impose, et le continent évoluera positivement. Que l’Europe fermée gagne du terrain, et l'on assistera au retour des nationalismes, d'une souveraineté étriquée. Il ne faut pas tomber dans le piège de l’exagération, ni d'un côté ni de l'autre.  

 

Je pense qu’en 2016, il serait de bon ton d’engager une réflexion sur l’idée de paix, même si nous ne sommes pas en guerre. Les exemples de l’ex-Yougoslavie et de l’Ukraine peuvent nous y aider. On sent, dans les propos de certains dirigeants européens, des intonations bellicistes et je crois que bâtir une paix culturelle, une harmonie en Europe pourrait être au cœur d'un nouveau projet européen. Le « Brexit » est la pire crise politique de la construction européenne. La capacité des Européens à en sortir se mesurera à l’aune de leur courage ; courage de reconnaître la réalité de cette crise, mais aussi de dire : « Nous sommes prêts à prendre des engagements pour la surmonter. »       

 

Propos recueillis par Aymeric Janier

 

 

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