L'émir du Qatar, le cheikh Tamim Ben Hamad Al-Thani (au centre), lors d'un sommet du Conseil de coopération du Golfe (CCG), à Manama, la capitale du Bahreïn, le 6 décembre 2016 (AFP).
Repères
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Superficie : 11 571 km².
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Population : environ 2,7 millions d’habitants.
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Capitale : Doha.
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Monnaie : le riyal qatarien.
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Fête nationale : le 18 décembre.
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Communautés religieuses : musulmans (67,7 %), chrétiens (13,8 %), hindous (13,8 %), bouddhistes (3,1 %).
Crise dans le Golfe : « On a affaire à un blocus économique du Qatar »
7 juin 2017
L'orage poignait depuis quelque temps déjà ; il a éclaté de manière brutale. Lundi 5 juin à l'aube, l'Arabie saoudite (sunnite) a rompu ses relations diplomatiques avec le Qatar, accusé de complaisance à l'égard de l'Iran (chiite) et de « soutien au terrorisme ». Dans la foulée, plusieurs pays alliés de la monarchie wahhabite – parmi lesquels les Emirats arabes unis, le Bahreïn, l'Egypte et le Yémen – lui ont emboîté le pas, provoquant une crise majeure dans le golfe Arabo-Persique.
Face à cet ostracisme coordonné, le Qatar, après avoir tempêté contre les velléités de « mise sous tutelle » de ses voisins, a appelé à un « dialogue ouvert et honnête ». Le chef de la diplomatie du petit émirat gazier, Mohammed Bin Abdul Rahman, a assuré qu'il n'y aurait pas d' « escalade ». De leur côté, les autorités américaines – alliées de longue date de Doha comme de Riyad – ont exhorté les parties à la retenue, plaidant pour « l'unité ».
Quelles sont les origines de cette crise et quelles sont ses conséquences potentielles ? Dans un entretien à « Relations internationales : États critiques », Jean-Marc Rickli (*), directeur des risques globaux au Centre de politique de sécurité de Genève (GCSP) et spécialiste des questions stratégiques dans le Golfe, livre son analyse.
(*) Ancien professeur assistant au département des études de la Défense au King's College de Londres, M. Rickli est également coéditeur de The Small Gulf States: Foreign and Security Policies before and after the Arab Spring (Routledge, décembre 2016, 236 p.).
>> Comment interprétez-vous la mise au ban du Qatar ?
Jean-Marc Rickli : La décision saoudienne n’a pas été prise sur un coup de tête. L’explication remonte à 2014 et même plus loin dans le temps. L’attitude du Qatar lors des printemps arabes de 2011 [mouvements de révolte des populations arabo-musulmanes, dans lesquels l’émirat a vu l’occasion d’étendre son influence], mais aussi ses visées expansionnistes sous l’ère de l’émir Hamad Ben Kalifa Al-Thani (1995-2013), père de Tamim, l’émir actuel, a suscité beaucoup d’animosité, voire d’acrimonie.
La différence fondamentale avec la crise diplomatique de 2014 – lorsque l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis et le Bahreïn avaient rappelé leurs ambassadeurs respectifs à Doha pour protester contre le soutien apporté par le Qatar aux Frères musulmans –, c’est que la politique des Etats-Unis au Moyen-Orient a radicalement changé. Il y a trois ans, Barack Obama était à la Maison Blanche et sa position, favorable d’un côté au « pivot vers l’Asie » et de l’autre à l’Iran (avec les accords sur le nucléaire scellés ultérieurement, à la mi-juillet 2015, à Vienne), était perçue par les Etats du Golfe comme une forme de désengagement de la région.
A partir de là, les Saoudiens ont réalisé qu’une implosion du Conseil de coopération du Golfe [une organisation régionale à vocation politico-économique, créée en mai 1981 à l’initiative de Riyad et rassemblant l’Arabie saoudite, le Koweït, Bahreïn, le Qatar, les Emirats arabes unis et le sultanat d’Oman] était possible. Depuis la mort du roi saoudien Abdallah, en janvier 2015, le Qatar a bénéficié d’un concours de circonstances favorables. Le successeur d’Abdallah, Salman, a adopté en effet une posture plus conciliante à l’égard de Doha parce que, justement, les Saoudiens, se sentant délaissés par les Etats-Unis, voulaient créer la plus large alliance d’Etats sunnites possible. Cela impliquait d'avoir le Qatar de son côté.
Or, il y a deux semaines, lors de la conférence de Riyad réunissant une cinquantaine de pays arabes et musulmans, le président des Etats-Unis, Donald Trump, a soutenu l’Arabie saoudite. II a aussi été très clair quant à sa vision de l’Iran et de la lutte antiterroriste [il a placé Téhéran et l’organisation djihadiste Etat islamique (EI) dans son « axe du mal »]. La monarchie wahhabite, forte de l’appui de Washington, n’a donc plus à maintenir la cohésion des Etats sunnites, ce qu’elle s’attachait à faire jusqu’ici. Tous les reproches qui étaient adressés au Qatar sont, par la même occasion, remontés à la surface.
En 2014, les autorités qatariennes ont réussi à gérer la crise. Elles ont joué la montre, ont pris des demi-mesures comme la fermeture de la branche égyptienne de leur chaîne Al-Jazira, mais elles n’ont pas renvoyé le prédicateur fondamentaliste Youssef Al-Qaradawi ou certaines figures importantes du Hamas installées à Doha [à l'instar de Khaled Mechaal, l'ancien dirigeant du mouvement islamiste palestinien, qui y réside depuis 2012].
A cela s’ajoute le cas des otages qatariens qui étaient retenus en Irak. Pour obtenir leur libération, en avril, Doha aurait versé entre 500 millions et un milliard de dollars sans l’accord du gouvernement de Bagdad – argent remis à des milices chiites, ce qui a été considéré comme un affront direct au pouvoir saoudien dans la région.
Tout cela contribue à rendre la situation actuelle à la fois explosive et inédite. Le fait que le Qatar soit ainsi mis à l'écart du Conseil de coopération du Golfe (CCG) aura des répercussions probablement très importantes sur l’ensemble de la région.
>> Quelle est justement l’ampleur de la crise actuelle et est-elle susceptible de durer ?
Je pense que les Saoudiens et les Emiratis ont les moyens de la faire durer. Toute la question est de savoir si le Qatar aura les reins suffisamment solides pour la supporter, car nous n’avons pas affaire à une crise diplomatique, mais à un blocus économique.
Doha est particulièrement dépendant des importations de nourriture. Les douanes qatariennes parlent de près de 800 camions qui franchissent chaque jour la frontière avec l'Arabie saoudite – la seule frontière terrestre du pays. Or elle a été fermée. Les Saoudiens sont en train d’étouffer leur voisin.
Il faut aussi savoir que le Qatar n’a pas d’espace aérien direct avec l’Iran. Les Bahreïnis lui ont uniquement accordé un couloir d'entrée et de sortie, ce qui, implicitement, va tuer la compagnie Qatar Airways. Autre conséquence : les avions en direction de l’Afrique vont devoir faire de très longs détours, car ils ne pourront plus passer par l’Arabie saoudite ou le Yémen. Tout cela aura un lourd impact économique.
Certes, le Qatar dispose d’immenses réserves financières, avec son fonds souverain, le neuvième au monde par la taille [la Qatar Investment Authority, fondée en 2005, s’appuie sur 335 milliards de dollars d’actifs], mais, à ce rythme-là, elles vont très vite s'épuiser. La réputation du pays, en outre, pourrait être gravement écornée.
>> Le Qatar peut-il supporter un tel isolement économique et diplomatique ?
Comme je le disais, économiquement, cela va être difficile parce que les Saoudiens et leurs alliés appuient là où ça fait mal, c’est-à-dire au niveau de l'approvisionnement alimentaire. Pour ce qui est de l’eau, le Qatar est autonome (il dessale son eau de mer). Le risque pourrait aussi venir de la perte de confiance des marchés vis-à-vis de l’émirat, qui est l’un des plus gros producteurs de gaz liquéfié au monde. Certains clients asiatiques craignent déjà qu’il ne puisse pas honorer ses commandes. Cela crée de l’incertitude et, partant, un stress palpable.
Du point de vue diplomatique, le pays se trouve complètement esseulé, même si la Turquie (sunnite) a fait une offre de médiation. Fait ironique, l’Iran a proposé de son côté à Doha de lui fournir un accès au niveau alimentaire, mais si un tel scénario se concrétisait, ce dont je doute, cela déclencherait une guerre ouverte. Car, en favorisant la majorité chiite à Bahreïn [royaume gouverné par la monarchie sunnite des Khalifa], la République islamique crée déjà des remous considérables...
Ce qui va probablement arriver, c’est que le cheikh Jaber du Koweït endosse le rôle d’entremetteur. Cette fois, cependant, le Qatar ne s'en sortira pas comme en 2014. Pour s’extraire de l’ornière, il faudrait un changement profond de politique, voire, on peut l'imaginer, un changement de régime à Doha.
>> Le Golfe a-t-il déjà été le théâtre de pareilles tensions ?
Non, c’est la première fois que la situation est aussi tendue. En théorie, le CCG est une alliance politique. Or cette alliance vient de voler en éclats. Ce qui est en train de se passer est très grave, non seulement pour le Qatar, soumis comme je l’ai dit à un blocus économique, mais aussi pour l’unité des pays du Golfe.
>> Quelles implications la mise à l'écart du Qatar peut-elle avoir sur la guerre au Yémen ?
L’impact sur la guerre au Yémen sera minimal, car la contribution du Qatar dans ce conflit [qui oppose depuis mars 2015 une coalition arabe sunnite dirigée par l’Arabie saoudite aux insurgés chiites houthistes soutenus par Téhéran] est très marginale : tout juste quelques centaines d'hommes, pour la plupart basés en Arabie saoudite. Les principaux acteurs au Yémen, ce sont l'Arabie saoudite et les Emirats arabes unis – les Saoudiens s’occupant du Nord et les Emiratis, du Sud.
En revanche, la crise actuelle peut avoir une influence importante en Syrie. Là-bas, en effet, les Qatariens représentaient un appui important pour les rebelles opposés au régime de Damas, notamment pour des groupes comme Ahrar Al-Cham, également soutenu par la Turquie.
Il est intéressant de voir ce qui adviendra parce que, jusqu’à récemment, l’Arabie saoudite, la Turquie et le Qatar étaient plus ou moins sur une ligne commune en ce qui concernait le soutien aux forces anti-Assad, même s’ils « parrainaient » des groupes différents. Désormais, c’est le basculement dans l’inconnu.
>> N'y a-t-il pas, du côté iranien, une certaine forme de satisfaction à voir le bloc arabe sunnite se fissurer ?
Oui, bien sûr. Dans le Golfe, le ratio en matière de dépenses militaires est de l’ordre de 1 à 8, voire de 1 à 10 – tout dépend de la base de données que l’on prend pour référence. Cela signifie que les Etats du Golfe déboursent de huit à dix fois plus que l'Iran dans ce domaine. A cette aune, toute scission au sein du CCG est la bienvenue pour Téhéran. Cela étant dit, il convient de replacer les choses dans leur contexte. Les forces armées qatariennes ne représentent qu’entre 10 000 et 15 000 hommes. Ce n'est pas là que se situe le problème.
La vraie question concerne le devenir du Centcom, le Commandement central américain, et de sa base avancée à Al Udeid, sise dans la banlieue Doha et qui abrite plus de 10 000 personnes. Il s’agit de la plus grande base des Etats-Unis à l’étranger. C’est de là que sont coordonnées toutes les opérations menées au Yémen, en Syrie, en Irak et en Afghanistan. Washington pourrait être tenté de partir et de relocaliser cette base ailleurs. Abou Dhabi, la capitale des Emirats arabes unis, serait très heureux de l’accueillir, mais, dans ce cas, cela signerait l’arrêt de mort du Qatar. Pour lui, cette base représente une assurance-vie.
>> Israël n’a-t-il pas aussi matière à se réjouir ?
Depuis le début de l'année, et même bien avant, les intérêts israéliens, saoudiens, émiratis se rejoignent. D’ailleurs, il y a eu des échanges assez importants entre Tel-Aviv, Riyad et Abou Dhabi. Pour ces acteurs, adeptes du principe selon lequel « l’ennemi de mon ennemi est mon ami », la menace est claire. Il s’agit de l’Iran.
L'Etat hébreu a d'autant plus de raison de se réjouir que la dynamique actuelle consiste à casser le soutien du Qatar aux mouvements islamistes politiques que sont le Hamas et les Frères musulmans. Les Emiratis affichent d'ailleurs clairement leur volonté d'être plus anti-islamistes que les Occidentaux.
Propos recueillis par Aymeric Janier