Des combattants de l’EIIL posent à bord d’un véhicule abandonné par les forces de sécurité irakiennes, quelque part dans la province de Salaheddine, au nord de Bagdad. © AFP/Welayat Salahuddin.
Fiche d'identité de l'EIIL (Da'ech, en arabe)
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Acte de naissance : mars 2013 (auparavant, l’organisation s'appelait « l’Etat islamique d’Irak », créé en octobre 2006).
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Objectif : restaurer le califat sunnite.
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Combattants : sur le papier, environ 10 000 hommes, à cheval sur la Syrie et l’Irak (en réalité, ce chiffre est sans doute beaucoup plus élevé car certaines alliances permettent d’agréger des milliers d’autres personnes participant à la logistique, à l’administration et au contrôle du territoire).
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Chef : Abou Bakr Al-Baghdadi, originaire de la province de Diyala (est de l'Irak).
« L’EIIL nourrit des ambitions transnationales »
19 juin 2014
Deux ans et demi après le départ des troupes américaines, l’Irak, loin d’être pacifié, flirte au contraire avec l’abîme. Attisant les tensions interconfessionnelles et profitant de l'incapacité du régime de Bagdad à imposer son autorité, les redoutables combattants sunnites de l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), cornaqués par Abou Bakr Al-Baghdadi, tentent de renverser le pouvoir central par la force.
Galvanisé par la récente prise de Mossoul, deuxième ville d’Irak, située dans le nord-ouest sunnite, l'EIIL lorgne à présent Bagdad, poussant des milliers de citoyens à l’exil. Pour l’heure, les forces gouvernementales ont péniblement réussi à endiguer son avancée vers la capitale grâce au concours de volontaires chiites. Mais pour combien de temps ? Arthur Quesnay, doctorant en sciences politiques à La Sorbonne, analyste au think tank Noria et chercheur associé à l’Institut français du Proche-Orient (Ifpro), revient sur les origines de l’EIIL, sa force et la menace que l’organisation djihadiste fait planer sur le pays.
>> Quelles sont les origines de l’Etat islamique en Irak et au Levant ?
Arthur Quesnay : Pour comprendre comment l’EIIL a été créé et comment il est parvenu à se réimplanter en Irak, il faut revenir à ce que fut Al-Qaïda entre 2004 et 2009, en pleine insurrection irakienne contre les forces américaines. A l’époque, il s’agissait d’un groupe formé majoritairement de combattants étrangers, suivant une logique djihadiste internationaliste et soutenu sans réserve par le commandement central établi au Pakistan. Le basculement s’est opéré avec le renouvellement sociologique des hauts dirigeants de l’organisation. La première vague de cadres, à laquelle appartenait Abou Moussab Al-Zarkaoui [tué en juin 2006 au cours d'un raid aérien], a été décimée par les offensives américaines. Dans la foulée, une nouvelle élite a émergé, dont Abou Bakr Al-Baghdadi s’est imposé comme la figure de proue. L’EIIL s’appelait alors « l’Etat islamique d’Irak » (EII).
A partir de 2010, Al-Baghdadi va adopter une posture radicalement différente quant à la manière dont le djihad doit être mené. Très affaiblie, en quête d'une nouvelle stratégie, Al-Qaïda est en voie de refondation. Ses « franchises » dans le sud du Yémen, par exemple, commencent à contrôler des villages, ce qui est inédit. D’autres mouvements affiliés à la nébuleuse, que ce soit dans le nord du Mali ou en Irak, vont s’en inspirer et réaliser que la guerre sainte passe aussi par des alliances avec les populations locales et par le contrôle de territoires et de ressources.
En 2011, l’envol du « printemps arabe » ne fait que conforter Al-Baghdadi et les nouveaux dirigeants locaux d’Al-Qaïda dans l'idée qu'il faut jouer la carte de la population contre les dictatures en place. Persuadés que les « éléments chiites » du monde musulman sont en train de prendre le pouvoir dans la région, ils vont se lancer en Syrie, où un détachement de cinq cents hommes est envoyé, sous le commandement d'Abou Mohammed Al-Joulani. Au début, ils bénéficient du blanc-seing du haut commandement d’Al-Qaïda et disposent d’une feuille de route très claire. Mais, très vite, des divergences apparaissent car les combattants recrutés par Al-Qaïda en Syrie sont syriens et nourrissent des ambitions plus locales – combattre le régime de Bachar Al-Assad – que transnationales, comme le souhaiterait l'EII.
Al-Baghdadi contrôle les ressources en armes et en hommes venus d'Irak qui représente une manne financière très importante. Il tente aussi d’imposer ses vues à l’insurrection syrienne, ce qui va conduire à des divisions internes et, in fine, à un divorce avec Al-Joulani. Ce dernier devient le commandant du Jabhat Al-Nosra [ou Front Al-Nosra, affilié à Al-Qaïda], tandis qu’en mars 2013, l'EIIL est créé.
Cette scission montre bien les limites de la stratégie de territorialisation de l'EIIL. Groupe autoritaire et très centralisé, il cherche non seulement à faire main basse sur les ressources, mais aussi à contrôler étroitement les mentalités, y compris dans ses rangs. Or, en 2011, l'insurrection syrienne, qui aspirait à une forme de liberté politique et d’expression par rapport au régime, ne pouvait le tolérer...
>> L’EIIL est-il plus dangereux qu’Al-Qaïda ?
La comparaison est difficile. L’usage de la violence est assez proche, si l'on en juge par les méthodes que les deux organisations privilégient (attentats ciblés, massacres...). Mais leurs stratégies, elles, diffèrent fondamentalement. Al-Qaïda a des visées internationalistes : il s’agit de mener le djihad contre l’Occident, contre Israël, d'exporter la guerre sainte chez l'ennemi. L’EIIL, quant à lui, poursuit des objectifs régionaux. Il vise notamment les chiites, considérés comme des apostats qu’il faut absolument chasser du pouvoir afin de restaurer le califat sunnite, seul garant de la prospérité du monde musulman.
>> L’organisation est-elle riche ?
Il est difficile de chiffrer précisément la richesse de l’EIIL. En 2010-2011, lorsque l’EII (futur EIIL) apparaît en Syrie, il est très affaibli et ne dispose que de faibles revenus. Mais son implantation dans le pays va l’aider, d'une part à obtenir davantage de financements étrangers, notamment en provenance du Qatar, et d'autre part à asseoir sa crédibilité régionale. La puissance qu’il acquiert peu à peu par divers moyens (recrues, armes, ouverture de camps d'entraînement) lui offre la profondeur stratégique suffisante pour revenir s'implanter en Irak. Il va alors s’efforcer d’y reconstruire un monopole économique et social, ce qui ne va pas se faire sans mal. Dans le Nord, le mouvement Ansar Al-Islam, composé d’ex-baasistes très nationalistes, voit d’un mauvais œil le retour d'un groupe transnational djihadiste. Cependant, l’EIIL va réussir à s’implanter dans la ville pétrolière de Mossoul dès 2012-2013 et à tirer du pétrole une rente de plusieurs millions de dollars par mois.
>> L’EIIL semble accorder un soin tout particulier à sa communication et faire des réseaux sociaux une arme de propagande. Qu’en est-il ?
La stratégie de l’EIIL s'appuie en effet sur la puissance des réseaux sociaux. Quand on contrôle un territoire, il faut créer du lien avec la population et promouvoir son action. Le groupe agit dans ce sens au niveau local. Parallèlement, à l'échelle internationale, il cherche à rallier davantage de soutiens. D'où une utilisation très pointue de l’outil médiatique. Al-Qaïda l’avait déjà compris lorsqu’elle diffusait des vidéos de Ben Laden. La différence est qu’aujourd’hui, on a affaire à de véritables professionnels. Il existe, au sein de l’EIIL, des cadres chargés de la propagande médiatique. Ils ont suivi des études d’informatique, voire de journalisme, et savent parfaitement manier Twitter ou publier des photos et des vidéos qui permettent au mouvement d’acquérir une image de marque.
Dans chaque unité, un « référent » est chargé de filmer et de rapporter les vidéos des attaques, lesquelles servent ensuite à recruter des combattants et à solliciter de nouveaux financements. C'est une façon très rationnelle d'utiliser son image...
>> Que sait-on d’Abou Bakr Al-Baghdadi et de son parcours ?
On connaît très peu de choses sur lui. On sait seulement qu’il a fait ses classes au sein de l'insurrection irakienne contre les Américains et qu’il dirige aujourd’hui un état-major très restreint à la tête de l'EIIL. On ignore pour l’heure où il se trouve – en Irak, en Syrie ou probablement à proximité de la frontière entre les deux pays. Ce qui est certain, en revanche, c’est que l’EIIL s’appuie sur une chaîne hiérarchique solide, qui s’est renforcée à la faveur de la guerre en Syrie. En témoignent la centralisation de la logistique et la coordination des opérations menées sur le terrain.
>> Jusqu’où l’EIIL peut-il aller ? Une désintégration de l'Irak est-elle à redouter ?
Non, je ne le pense pas. A mon avis, la désintégration du pays n’est pas une menace imminente. L’EIIL, en effet, ne peut progresser que là où elle dispose de solides relais. Ce qui lui a permis de lancer son offensive, c’est une alliance très étroite avec le reste de l’insurrection, chose qui, naguère, était totalement impensable. Il y a quelques mois encore, celle-ci s’opposait farouchement à l’EIIL, avec lequel elle était en concurrence. Mais l'EIIL a renversé la situation en promettant aux anciens baasistes de leur remettre les clés des villes conquises. Le groupe a su également tirer parti des mouvements sociaux arabes sunnites nés en réponse à la politique répressive du premier ministre chiite Nouri Al-Maliki, mais qui n’ont pas abouti.
>> Justement, quelle part de responsabilité Nouri Al-Maliki porte-t-il dans la situation actuelle ?
Au-delà du cas personnel de Nouri Al-Maliki, il faut rappeler que le passif des Américains est grand. La « dé-baasification » – autrement dit la destruction de l’Etat irakien – et la stratégie de reconstruction de la scène politique sur des bases religieuses et ethniques se sont révélées désastreuses. Depuis le retrait des forces américaines, l'attitude sectaire du premier ministre n'a rien arrangé. De fait, il a surtout cherché à construire une base chiite. Or, les chiites étant très divisés, il a dû procéder à des arbitrages. Cela l'a poussé à distribuer des postes selon les rapports de force entre milices et groupes politiques chiites, au détriment de l'élite politique sunnite, totalement marginalisée. Le grand bloc sunnite Al-Iraqiya, par exemple, a implosé en 2011, un an seulement après les élections législatives. En réalité, Nouri Al-Maliki a détruit tout relais local – qu’il soit politique, sécuritaire ou même social – avec la population arabe sunnite.
>> Est-il, comme d'aucuns l'ont suggéré, une « marionnette » de l’Iran ?
Non. Il reste malgré tout un acteur irakien. Il a essayé de mener sa propre politique, mais il a été pris au piège des tensions entre groupes chiites. Si l’Iran – qui contrôle certaines factions comme les sadristes, les brigades Al-Qods ou les brigades Badr – avait voulu soutenir M. Maliki, il aurait pu limiter les pressions pesant sur lui. Or, ce n'est pas du tout ce qui s'est passé. La République islamique a joué à un jeu assez pervers de déstabilisation afin que son aura irakienne demeure limitée.
>> Un front irano-américain contre l'EIIL vous paraît-il réaliste ?
Je n’y crois guère pour la bonne raison qu’il n’y a jamais eu de coopération militaire entre l’Iran et les Etats-Unis depuis la Révolution islamique de 1979. Par ailleurs, il va être très difficile, pour les Américains, de créer un commandement uni avec Téhéran contre les extrémistes sunnites dans la mesure où ils ont l'allié saoudien [pilier du sunnisme et grand rival régional de l'Iran] dans le dos. Sachant qu’ils ont créé de nombreux relais locaux avec les populations sunnites pendant leur occupation du pays, ils ont tout intérêt à jouer cette carte plutôt que de privilégier une politique chiite qui serait totalement contre-productive aux yeux de leurs partenaires saoudien et turc [la Turquie est également un pays sunnite].
>> La communauté kurde peut-elle tirer profit du chaos ambiant ?
Les Kurdes sont d’ores et déjà les grands gagnants de la crise. Un effondrement de l'Etat ne signifie certes pas qu’ils vont obtenir l’indépendance du Kurdistan irakien. Mais ils ont réalisé des gains substantiels, à la fois territoriaux et économiques. Kirkouk, qu’ils contrôlent, représente en effet la deuxième réserve pétrolière du pays. Jusqu’à présent, la ville leur avait toujours échappé – malgré moult tentatives en 1970, 1975, 1991 et 2003 – parce que l’Etat irakien était trop fort. A présent qu'il est très affaibli, de nouvelles perspectives se dessinent.
Ainsi, la question de l’exportation du pétrole vers la Turquie se pose de nouveau. Les Kurdes ont terminé la construction de l'oléoduc l'année dernière. Or, Bagdad avait gelé les salaires au Kurdistan irakien afin de faire pression sur le gouvernement régional kurde pour ne pas qu’il exporte l’or noir. Tout cela est remis à plat. Les Kurdes vont désormais avoir beaucoup plus de poids pour négocier avec l'Etat central.
>> Peut-il y avoir un retour à un conflit sunnites-chiites de grande ampleur qui pourrait dépasser le cadre irakien ?
Historiquement, il existe un fort brassage au sein de la population irakienne. A Mossoul et à Kirkouk, les mariages mixtes entre sunnites et chiites ne sont pas rares. Le problème de la confessionnalisation est avant tout politique. Deux groupes d’acteurs participent de ce sectarisme rampant : les acteurs transnationaux comme l'EIIL, à cheval sur la Syrie, l'Irak et peut-être le Liban, qui essaient d’utiliser l’identité confessionnelle comme outil politique pour mieux rallier la population à leur cause ; les Etats – l'Iran et la Syrie, où le gouvernement de Damas pratique depuis 2011 une politique d'exclusion qui lui permet de s’accrocher au pouvoir.
Il faut espérer que le pouvoir de Bagdad renonce à s’aligner sur cette stratégie. Le jour où les bombardements vont commencer sur les villes sunnites irakiennes, le signal de la guerre confessionnelle sera donné. Pour l’heure, nous n’y sommes pas encore. D’ailleurs, la grande offensive prévue par Nouri Al-Maliki n’a toujours pas eu lieu. La mobilisation des chiites sert uniquement à sécuriser la capitale et certaines villes chiites du sud du pays. Il n’y a pas eu de tentative de reprendre le Nord. Le problème de fond est davantage politique que militaire. Je pense que M. Maliki va essayer de négocier plutôt que d’envoyer des troupes et s’engager dans un conflit qu’à ce jour il n'a pas les moyens de mener.
Propos recueillis par Aymeric Janier