Le premier ministre éthiopien, Hailemariam Desalegn, lors de la session de clôture d'un sommet africain à Charm el-Cheikh, en Egypte, le 10 juin 2015 (Khaled Desouki/AFP).
Repères
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Superficie : 1 104 300 km².
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Population : environ 100 millions d'habitants.
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Capitale : Addis-Abeba.
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Monnaie : le Birr éthiopien.
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Fête nationale : le 28 mai [commémore la chute, en 1991, du régime dictatorial d'inspiration marxiste-léniniste du colonel Mengistu Hailé Mariam].
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Communautés religieuses : orthodoxes (43,5 %) ; musulmans (33,9 %) ; protestants (18,6 %) ; animistes (2,6 %), catholiques (0,7 %) et autres (0,7 %).
L'Ethiopie prise au piège de ses fractures ethniques
6 octobre 2016
L'Ethiopie, tant vantée naguère par les chancelleries occidentales comme un parangon de stabilité, montrerait-elle des signes d'essoufflement ? La question se pose de nouveau avec acuité après le drame survenu dimanche 2 octobre à Bishoftu, au sud d'Addis-Abeba, la capitale. Des troubles ont éclaté lors du traditionnel festival oromo Irreecha, qui marque la fin de la saison des pluies, faisant plusieurs dizaines de morts.
Les récits sur le déroulé des événements demeurent contradictoires. Pour le pouvoir, cette tragédie serait la conséquence d'un simple « mouvement de foule » qui aurait dégénéré. L'opposition, elle, dénonce la répression de l'armée, laquelle aurait entraîné la bousculade meurtrière. Même le bilan humain est source de conflit : les uns évoquent « seulement » une cinquantaine de victimes, les autres au moins une centaine...
Depuis plusieurs mois déjà, l'Ethiopie est en proie à de vives tensions qui fragilisent son modèle fédéraliste. Un climat volatil qui s'explique par deux causes principales. « La première est économique : le fossé ne cesse de s'élargir entre le discours officiel, qui vante la prétendue bonne santé du pays alors que le ralentissement est patent et que l'inflation dépasse les 10 %, et la perception de la population qui, dans sa grande majorité, se sent exclue. La seconde est politique : les citoyens sont las d'un système autoritaire dans lequel toute parole autre que celle du gouvernement n'est pas ou peu tolérée », analyse Stéphane Ancel, docteur en histoire de l'Afrique et chercheur associé à l'IMAF (Institut des mondes africains).
Les Oromos, en particulier, s'estiment déconsidérés. Ils n'ont guère goûté le projet du régime central d'agrandir Addis-Abeba en empiétant impunément sur leur territoire ; une initiative unilatérale perçue comme une provocation. A cette querelle foncière s'ajoute surtout le facteur ethnique.
D'après le dernier recensement officiel, effectué en 2007, les Oromos représentent 34 % de la population. Or, ils ne sont associés au pouvoir que de manière très marginale. A l'instar de ses prédécesseurs, l'actuel président, Mulatu Teshome, appartient peut-être à cette communauté, mais, en pratique, son rôle reste largement protocolaire. L'autorité réelle repose entre les mains du premier ministre, Hailemariam Desalegn, en fonction depuis août 2012 et membre de l’ethnie wolaita (de confession majoritairement protestante).
« Lorsque la fédération ethnique a été mise en place par la Constitution de 1995, l'espoir était réel de voir les Oromos participer au destin du pays. Aujourd'hui, cet espoir est vain car le TPLF [Front de libération du peuple du Tigray] accapare tous les leviers, alors même que les Tigréens ne sont que quatre millions (soit à peine 6 % de la population) », souligne M. Ancel. De fait, leur hégémonie concerne aussi bien la sphère politique qu'économique, seuls les « encartés » à l’EPRDF (Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens), parti unique de fait et contrôlé par le TPLF, pouvant escompter décrocher des contrats lucratifs.
Face à cet ostracisme patent et calculé, comment réagir ? Parmi les Oromos, les sensibilités diffèrent. Certains plaident pour une réforme en profondeur du système fédéral, sans toutefois le remettre en cause sur le principe. L'objectif, en filigrane, est d'obtenir une authentique démocratisation du régime et le renforcement des prérogatives des Etats fédérés (appelés régions, et au nombre de neuf). D'autres, pour l'heure minoritaires, réclament ouvertement l'indépendance.
Cette dichotomie témoigne des lignes de faille qui traversent le pays, lequel voit fleurir d'autres mécontentements. Dans le Nord, les Amharas, eux aussi, nourrissent un ressentiment de plus en plus aigu vis-à-vis de l'ordre établi. La raison de leur colère ? L'annexion d'un territoire frontalier entre leur région et celle du Tigray, au bénéfice de cette dernière.
Leur courroux a pris de telles proportions que des signes de solidarité tendent à émerger avec les Oromos. Du jamais-vu. « Cette convergence est d'autant plus surprenante que, sous la monarchie, puis la junte marxiste [le Derg, dirigé par Mengistu Hailé Mariam, le ‘Négus rouge’, de 1974 à 1991], les Amharas exerçaient le pouvoir aux dépens des Oromos, ce qui avait suscité une vive animosité entre eux », rappelle Stéphane Ancel.
Pendant ce temps, le régime de Desalegn reste arc-bouté sur ses positions. Au mieux, il encadre, au pire, il réprime. Très mesurée, sa volonté de dialogue avec les ethnies (l'Ethiopie en compte officiellement 85) se cantonne à des points de détail, au lieu de se traduire par une discussion ouverte sur l'avenir politique du pays. Et pour cause : le système est totalement verrouillé par l'EPRDF. Dans ce contexte, le phénomène de conflits ethniques, relativement récent et qui se limitait pour l'essentiel à des questions mineures de propriété dans le Sud, se développe.
Pour M. Ancel, cela ne doit rien au hasard. « Le système fondé sur l'équation très vague ‘une ethnie = une langue, un territoire, une culture’ a créé un sentiment identitaire plus fort. Et cette configuration a peut-être fini par exacerber la conscience oromo déjà existante », suggère-t-il. « De toute évidence, ce système est désormais à bout de souffle, même s'il a permis de maintenir un certain équilibre ces vingt dernières années. Politiquement, on arrive au bout de quelque chose », poursuit le chercheur.
En l'état, il n'est pas aisé de savoir quelle orientation l'Ethiopie est susceptible de prendre. Certes, elle a des amis puissants – les Etats-Unis, la Chine, l'Union européenne – qui « veillent » sur elle pour des raisons stratégiques, la principale étant d'endiguer la poussée du djihadisme dans cette région tourmentée qu'est la Corne de l'Afrique.
Mais le changement pourrait peut-être venir d'un acteur plus proche : l'Erythrée voisine, avec laquelle Addis-Abeba a déjà été en guerre de 1998 à 2000. « L'Etat érythréen fait tout pour déstabiliser l'Ethiopie, observe Stéphane Ancel. Et il n'est pas impossible qu'il multiplie les pressions afin d'accélérer le pourrissement de la situation. »