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20 novembre 2013

Ce devait être l’occasion de jeter un voile pudique sur les stigmates du passé et de renvoyer l'image d'un pays résolument moderne, tourné vers l’avenir. En accueillant, du 15 au 17 novembre, le sommet du Commonwealth (1) – une première pour un Etat asiatique depuis vingt-quatre ans –, le Sri Lanka aspirait à gagner enfin ses lettres de noblesse sur la scène internationale. Las, l’opération de séduction n'a guère eu l’effet escompté. Non seulement le Canada, l’Inde et l’Ile Maurice ont boudé l’événement, mais le premier ministre britannique, David Cameron, ne s’est pas montré avare en critiques.

 

Quatre ans et demi après la fin du conflit qui, de 1983 à mai 2009, a fait rage entre Colombo et les Tigres de libération de l’Eelam [pays] tamoul (LTTE) – tenants d’un Etat indépendant dans le nord et l’est de l’île pour cette minorité ethnique –, au prix de 80 000 à 100 000 morts, selon l’ONU, le processus cathartique est encore dans les limbes. A l’image de la réconciliation, idéal fuyant, toujours bridé par les velléités hégémoniques du pouvoir central.

 

Certes, sous la pression conjointe de l’Inde, du Japon et des Etats-Unis, des élections provinciales se sont tenues dans le nord, le 21 septembre. A cette occasion, l’Alliance nationale tamoule, naguère favorable aux LTTE et qui prône désormais une « solution fédérale » fondée sur « le droit à l’autodétermination [du peuple tamoul] » ainsi que sur « la dévolution du pouvoir », a remporté une très large victoire – 78 % des voix et 30 des 38 sièges à pourvoir. Pour autant, ce gage de bonne volonté adressé à la communauté internationale comme preuve de l’avancée du chantier démocratique n’occulte pas une réalité beaucoup plus sombre.

 

Dans un rapport fourni de soixante pages intitulé « Sri Lanka’s Potemkin Peace : Democracy Under Fire » (« L’illusion de la paix au Sri Lanka : la démocratie attaquée ») et rendu public le 13 novembre, l’International Crisis Group explique ainsi que le pouvoir, toujours très centralisé, demeure confisqué par le président Mahinda Rajapakse et les membres de son clan. L'armée, elle aussi, n’est pas exempte de reproches, note l'ONG indépendante, qui évoque les pressions exercées sur les électeurs avant le scrutin de septembre pour les dissuader d'accorder leur suffrage à l'Alliance nationale tamoule.

 

Depuis 2009, les militaires exercent de facto un pouvoir politique étroit sur le Nord et, dans une moindre mesure, l'Est du pays. Au sein de l’UPFA [United People’s Freedom Alliance, la coalition au pouvoir], le 13e amendement à la Constitution, qui a été signé en 1987 et prévoit une décentralisation limitée en faveur des provinces à majorité tamoule, est violemment battu en brèche. Gotabhaya Rajapakse, frère cadet du chef de l’Etat et puissant secrétaire à la défense, plaide lui-même avec ardeur pour sa suppression. Mais, soucieux de complaire à ses partenaires étrangers et de ne pas s'attirer leur opprobre, le président privilégie un subtil entre-deux. Au risque d’attiser la colère des nationalistes cinghalais, en majorité bouddhistes, opposés à toute concession envers le Nord (2).

 

Couvert par la mainmise de l’armée, le règne de l'impunité, quasi institutionnalisé, s’étend et offre ainsi un terreau propice aux déprédations et exactions de toutes sortes. En février déjà, Human Rights Watch s’en était fait l’écho, affirmant que les forces de sécurité continuaient de perpétrer, sans être inquiétées, des violences sexuelles à l’encontre des Tamouls – allégations qualifiées de « mensongères » et de « propagande pro-LTTE » par la haute hiérarchie militaire.

 

Parallèlement, les militants bouddhistes, naguère coutumiers des attaques contre les églises chrétiennes, s’en prennent désormais aux mosquées et aux commerces appartenant à des citoyens musulmans. Une tendance qui se développe de manière inquiétante, constate l'International Crisis Group. D’aucuns voient dans ces troubles la main du gouvernement qui, en brandissant l'épouvantail islamiste, se livre à une habile manœuvre de diversion.

 

Cette tactique, poursuit l’ONG, n’est pas dénuée d’intérêt. Car les griefs des citoyens, relayés par des journalistes auxquels les autorités s'efforcent de tailler des croupières, abondent. Principaux motifs de mécontentement : la hausse continue du coût de la vie, en particulier des prix des biens de première nécessité, et la baisse des salaires, phénomène qui, depuis 2010, aurait touché près de 75 % de la population active. La santé macro-économique du pays suscite également des inquiétudes croissantes. Et pour cause : en 2012, le montant de la dette extérieure a crû de 13,8 %, atteignant près de 2 800 milliards de roupies, soit environ 16 milliards d’euros. Etranglées par une pression budgétaire de plus en plus forte, plusieurs couches de la société se rebiffent : classe moyenne urbanisée, pêcheurs, éleveurs, ouvriers...

 

Et quand la justice elle-même ose se dresser face à l'exécutif, la sentence est immédiate. Le 13 janvier, la présidente de la Cour suprême, Shirani Bandaranayake – première femme à occuper ce poste très stratégique –, a été destituée de ses fonctions « avec effet immédiat » pour « irrégularités financières » et « soupçons de corruption ». Elle s’était opposée, peu auparavant, à un projet de loi visant à donner davantage de pouvoir au ministère du développement économique dirigé par... Basil Rajapakse, un autre frère du président (le dernier frère, Chamal, est président du Parlement depuis avril 2010).

 

Malgré les critiques et les injonctions, le pouvoir sri-lankais semble rétif à tout changement de cap. Tout comme il demeure imperméable à l'idée d’une enquête internationale sur les massacres de Tamouls qu’auraient perpétrés les militaires lors des derniers mois du conflit contre les LTTE, de janvier à mai 2009. Pis, observait récemment Navi Pillay, la Haut Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, « il montre des signes accréditant un glissement vers l’autoritarisme ». Autrement dit, une dérive vers un régime dictatorial familial. Conforté dans son intransigeance par une majorité cinghalaise qui lui sait gré d’avoir gagné la guerre, Mahinda Rajapakse multiplie peut-être les promesses aux yeux du monde. Mais, in fine, il présente toutes les caractéristiques d’un fossoyeur de l’Etat de droit.

 

Aymeric Janier

 

Pour aller plus loin : lire le rapport de mission de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) publié en septembre 2011.

 

* * *

(1) Le Commonwealth (ex-British Commonwealth of Nations) est une organisation intergouvernementale née en 1949, qui rassemble 53 pays indépendants, historiquement liés à l’Empire britannique et unis par des valeurs démocratiques communes. Au total, cette association d'Etats souverains regroupe quelque deux milliards de citoyens. La reine Elizabeth II est le chef du Commonwealth.

(2) Les Tamouls sont majoritairement hindouistes (une minorité étant chrétienne).

Sri Lanka : fantômes de guerre et illusions démocratiques

Repères

Etat d’Asie méridionale, situé au sud-est de l’Inde, le Sri Lanka (ex-Ceylan), indépendant depuis 1948, abrite diverses confessions. Sur une population de vingt millions d’habitants, on compte ainsi 70 % de bouddhistes, 13 % d’hindouistes et un peu moins de 10 % de musulmans. Le reste de la population est chrétien.

 

 

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