4 juillet 2013
Dans un Afghanistan précaire et vacillant, toujours en proie aux vicissitudes d’une guerre de l’ombre contre les taliban, il est un secteur d’activité privilégié qui ne connaît pas la crise : la production d’opium (1). Fleurissant sur le terreau de l’insécurité et de la précarité politico-institutionnelle, la culture du pavot – pratique multiséculaire, dont les premières traces remontent, semble-t-il, au XIIIe siècle, dans le Badakhchan (nord-est) – n’a cessé de prospérer. Au point de peser aujourd’hui près de 15 % du PIB national. En 2013, pour la troisième année consécutive, les surfaces cultivées seront en hausse, en dépit des efforts déployés pour infléchir cette tendance.
Sur le territoire afghan, la culture du pavot présente toutefois de profondes disparités. Si quatorze des trente-quatre provinces du pays en sont exemptes (2) – et devraient le rester cette année – douze sont appelées à voir leur production augmenter, anticipe un rapport de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC). Les principales inquiétudes se concentrent sur le Helmand (sud), où les taliban conservent une forte assise et, partant, un pouvoir de nuisance prégnant. Aux dires de l’ONUDC, seule Herat, province de l’ouest frontalière de l'Iran et du Turkménistan, pourrait connaître un reflux de sa production. Perspective certes encourageante, mais étique au regard des ambitions gouvernementales.
La progression de l’accoutumance afghane au pavot n’est pas fortuite. Elle s’inscrit dans un contexte d’insécurité alimentaire accrue, souligne le géographe Pierre-Arnaud Chouvy, chargé de recherche au CNRS, dans une note de juin. Couplé à des sécheresses récurrentes et à une irrigation lacunaire, le fractionnement des terres a sensiblement réduit le niveau d’autosuffisance en blé. Le ralentissement du développement rural, induit par la menace islamiste, a fait le reste, poussant les agriculteurs à se tourner vers une culture plus rentable (quoique très exigeante en termes de main-d’œuvre). De fait – et c’est sans doute là l’autre motif de succès du pavot – le kilo de semence se vend actuellement à 160 dollars. En 2000, la même quantité s’échangeait à seulement 30 dollars en moyenne...
Comme tout commerce, celui de l’opium a ses bénéficiaires. Parmi eux, les taliban se tailleraient une part léonine des recettes. Quitte à renier leur ancien discours. « Lorsqu’ils ont pris le pouvoir, en 1996, ils voulaient éliminer cette culture, jugée contraire aux préceptes de l'islam. Et, pendant un temps, ils ont réussi. Mais, après 2001, quand ils ont été confrontés à la présence de l’OTAN sur le terrain, ils ont eu besoin de nouvelles sources de revenus pour alimenter leur trésor de guerre. Or, le pavot en était une. Ils ont donc encouragé sa production et commencé à prélever des taxes sur le transport de la drogue dans leurs zones de contrôle vers l’Iran, notamment les provinces de Helmand et de Farah », explique Karim Pakzad, chercheur spécialiste de l’Afghanistan à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS). A en croire certains responsables américains et afghans, leurs « gains » s’élèveraient à au moins 100 millions de dollars par an.
Mais d’autres acteurs tirent également profit de cette gigantesque manne : les producteurs, les anciens seigneurs de guerre, les réseaux de trafiquants qui approvisionnent l’Europe via le Tadjikistan et la Russie, ainsi que des personnalités de premier plan bien introduites dans le sérail politique. « Même l’administration chargée de la lutte contre les stupéfiants a reconnu que de hauts dignitaires de l’Etat étaient impliquées dans ce trafic et entretenaient des liens parfois étroits avec la mafia de la drogue », avance M. Pakzad.
Déterminées à juguler l’essor de ce marché clandestin, les autorités ont entrepris, à partir de 2004, d’interdire la production d’opium et, au besoin, de détruire les récoltes. Au cours des quatre premiers mois de l’année 2013, près de 4870 hectares ont été arrachés, dont 2115 hectares dans le Helmand, selon le ministère afghan de lutte contre les stupéfiants. Une approche sans compromission que d’aucuns jugent inappropriée, voire contre-productive.
En sapant cette « économie de survie », qui permet aux pauvres de subvenir à leurs besoins, l’Etat pourrait contribuer, malgré lui, à jeter les plus nécessiteux dans les bras des islamistes radicaux – ceux-là même qu’il aspire à éradiquer. « Les Etats-Unis ont bien essayé de verser des produits chimiques par voie aérienne sur les champs de pavot, mais ils ont réalisé que cela allait à l’encontre de leurs objectifs. Dans un pays que ni le gouvernement ni l’OTAN ne paraît en mesure de contrôler, accentuer la pression sur les agriculteurs ne peut que servir la cause de la rébellion », estime Karim Pakzad. « Tant que l’Etat ne sera pas fort et doté d’une économie saine, la situation actuelle perdurera. »
Pour beaucoup, la solution est plutôt à chercher ailleurs, par exemple en garantissant un meilleur accès à la terre et à l’eau ou en baissant les prix des produits de première nécessité. Reste que les espoirs de développement économique sont ténus. D’autant qu’au fléau de l’opium s’ajoute celui de l’héroïne, l’un de ses dérivés, dont la consommation a augmenté dangereusement. D’après l'ONUDC, le nombre d'héroïnomanes a ainsi triplé entre 2005 et 2009, atteignant 150 000 (sur une population avoisinant alors 30 millions d’habitants). Pour ajouter à ce sinistre tableau, les enfants représenteraient 300 000 des quelque 1,6 million de toxicomanes du pays. Particulièrement vulnérables, ils sont souvent drogués pour soigner des pathologies aussi bénignes qu’une grippe ou des maux d’estomac, surtout dans les zones rurales. Ce qui, inévitablement, entraîne de lourds effets d’addiction.
Alors que se profile le retrait des troupes étrangères à l'horizon 2014, d’aucuns prophétisent déjà, à tort ou à raison, une augmentation incontrôlée de la production d’opium. Leur argument ? Le choc de la transition ne manquera pas de générer un ralentissement économique, lequel devra être compensé par d’autres moyens. « Plusieurs centaines de milliers d’Afghans sont dépendants de l’économie de guerre. Après 2014, beaucoup se retrouveront au chômage, surtout des gens qui disposaient d’un revenu confortable. Parmi ceux-là, certains investiront dans des terres pour cultiver du pavot parce qu’ils savent qu’ils auront toujours des clients », analyse M. Pakzad. Kaboul sera-t-il en mesure d’obvier à ce glissement annoncé ? Encore faudrait-il que le gouvernement ose s’attaquer de front à la corruption, devenue endémique. Sans quoi son volontarisme de façade risque fort de n’être que de la poudre aux yeux...
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(1) En 2012, l’Afghanistan représentait 74 % de la production illicite d’opium de la planète (3700 tonnes, 1er rang mondial). La surface du pays dévolue à la culture du pavot à opium était de 154 000 hectares, soit une hausse de 17,6 % par rapport à 2011 (131 000 hectares). Pour plus d’informations, lire le « World Drug Report 2013 » (PDF, 151 p.).
(2) Ghazni, Khost, Logar, Paktika, Paktia, Panshir, Parwan, Wardak, Nouristan, Kunduz, Sari Pul, Samangan, Jawzjan et Bamiyan.