17 février 2014
C’est un sinistre refrain auquel les Chypriotes ont fini par s’habituer, faute de mieux. Depuis la division de l’île de Méditerranée orientale, à l’été 1974 (voir chronologie ci-contre), chaque tentative de rapprochement entre le Nord (zone turque) et le Sud (zone grecque) s’est invariablement soldée par un échec. Quel que soit le degré d'engagement et de sincérité des acteurs de cette inusable querelle politique. Des efforts souvent ruinés par des crispations de mauvais aloi de part et d’autre des 180 kilomètres de la « ligne verte » – surnommée « ligne Attila » par les Turcs (1) et surveillée par l’UNFICYP, la force onusienne créée en 1964.
En ira-t-il différemment cette fois, alors que les hiérarques des deux communautés ont sonné mardi 11 février la reprise des négociations, au point mort depuis dix-huit mois ? Eu égard aux « actes manqués » de ces dernières années, notamment après le rejet en 2004 du « plan Annan » – du nom du secrétaire général de l’ONU de l’époque, Kofi Annan –, il est permis d’en douter. Que le président de la République de Chypre, Nicos Anastasiades, et le dirigeant de la République turque de Chypre du Nord (RTCN, autoproclamée en novembre 1983), Dervis Eroglu, aient exprimé leur volonté commune de parvenir à un règlement « aussi vite que possible » est assurément un signal positif. Tout comme le soutien affiché par la Grèce et la Turquie à cette démarche.
A l’évidence, cette aspiration concertée à bâtir une « fédération bicommunautaire et bizonale » dans laquelle Chypre « sera une entité légale unifiée sur le plan international, avec une souveraineté unique » n’est pas dénuée de calcul stratégique. Elle est même solidement ancrée dans la realpolitik. De fait, la découverte en 2011 de vastes réserves gazières dans les eaux chypriotes a fait bouger les lignes. D’après la Compagnie nationale chypriote d’hydrocarbures (CNHC), celles-ci atteindraient près de 40 000 milliards de pieds cubes (environ 1 130 milliards de mètres cubes). De quoi couvrir largement les futurs besoins de l’île, tout en créant près de dix mille emplois, se réjouit le président de la CNHC, Charles Ellinas.
Dans le contexte de récession économique sans précédent qui frappe le Sud, cette richesse potentielle fait figure de manne providentielle. Du fait de la proximité de ses principales banques (Bank of Cyprus, Laïki) avec une Grèce en plein tourment, la République de Chypre a évité de peu le naufrage, n’eût été le plan de sauvetage de dix milliards d’euros arraché dans la douleur au Fonds monétaire international et à ses partenaires de la zone euro en mars 2013, moyennant de douloureuses contreparties (économies massives, réduction drastique du secteur financier, taxation des comptes bancaires de plus de 100 000 euros...). L’argent, nerf de la guerre, mais aussi puissant adjuvant à la négociation. Surtout quand la Commission européenne trace des perspectives sombres pour 2014, avec un recul probable du PIB de 3,9 % et une progression anticipée du taux de chômage de 16,7 % à 19,2 %. Chacune des parties ne désespère pas de profiter des juteuses retombées qu’aurait un accord « gagnant-gagnant ».
Si en reprenant langue avec son homologue chypriote turc, grâce au concours actif des Etats-Unis, Nicos Anastasiades espère « la fin d’une situation indésirable et inacceptable », la réunification est-elle pour autant à portée de main ? Plusieurs obstacles se dressent sur la voie cahoteuse de la paix. A commencer par l’héritage encombrant de la période postcoloniale. Difficile de barrer d’un trait de plume plusieurs décennies de défiance réciproque, voire de haines recuites. Encore moins de réunir deux populations que le coup d’Etat de 1974 fomenté par le régime des colonels à Athènes et la riposte turque subséquente (l’invasion du nord de l’île par les troupes d’Ankara) ont de facto placées en situation d’antagonisme.
Dans chaque camp, la tentation nationaliste demeure prégnante. Nicos Anastasiades, l’un des rares hauts responsables chypriotes grecs à avoir soutenu le « plan Annan » il y a dix ans, en sait quelque chose. Il doit en effet composer avec l'hostilité du Parti démocratique (DIKO), formation de centre droit qui occupe actuellement quatre des onze postes de la coalition gouvernementale. Dans un récent communiqué, son chef, Nicolas Papadopoulos (2), a ainsi déploré le fait que ces nouveaux pourparlers aient été lancés « sur de très mauvaises bases » – entendre sur une base trop favorable à la RTCN (laquelle représente environ 40 % du territoire de l’île et 9,5 % de sa population).
Côté chypriote turc, le profil de Dervis Eroglu a également de quoi susciter la circonspection. Depuis 2008, il occupe la tête du Parti de l’unité nationale (UBP) créé par feu Rauf Denktash, considéré par beaucoup comme le « père » de la RTCN. Or ce parti conservateur et nationaliste, réputé proche de l’armée turque, s'est jusqu’ici distingué par son inflexibilité sur l’épineux dossier chypriote. Partisan d’une solution à deux Etats, Dervis Eroglu n’a lui-même guère témoigné d’empressement à s’asseoir à la table des négociations en près de quatre années de pouvoir.
A cela s’ajoute enfin le fait que la Turquie s’apprête à entrer dans une période électorale délicate pour le gouvernement islamo-conservateur de Recep Tayyip Erdogan, avec les municipales en mars, puis la présidentielle en août, ce qui pourrait bouleverser le processus en cours. De quoi nourrir un optimisme mesuré sur l’issue des discussions, toujours parasitées par de nombreuses questions sans réponse (citoyenneté, propriété, sécurité).
Aymeric Janier
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(1) Ce nom ne fait pas référence au tristement célèbre roi des Huns (434-453) qui envahit l'empire romain d'Orient en 441 puis la Gaule, mais à... Attila Sav, commandant des forces d'occupation turque en 1974.
(2) Nicolas Papadopoulos est le fils de Tassos Papadopoulos, qui fut le 5e président de la République de Chypre (de 2003 à 2008) et un opposant déclaré au « plan Annan » en 2004.
Chypre : un air de fin de partition ?
L'île désenchantée (en quelques dates)
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16 août 1960 : Chypre (9 251 km2) devient une République indépendante, avec à sa tête un président grec, l’archevêque Makarios, et un vice-président turc, Fazil Küçük.
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15 juillet 1974 : Mgr Makarios est renversé par un coup d’Etat de la garde nationale chypriote, encouragé par la junte militaire au pouvoir à Athènes depuis 1967. Nikos Sampson, favorable à l’Enosis [le rattachement de Chypre à la Grèce], lui succède.
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20 juillet 1974 : le premier ministre turc, Bülent Ecevit, ordonne l'opération « Attila ». Les troupes turques débarquent à Kyrenia, dans le nord de Chypre, pour une « opération de paix qui vise à protéger les Chypriotes turcs ».
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15 novembre 1983 : la République turque de Chypre du Nord (RTCN) est proclamée. Elle n'est reconnue que par Ankara.
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24 avril 2004 : deux consultations populaires sont organisées concomitamment sur la réunification de l'île (« plan Annan ») : les Chypriotes grecs rejettent massivement le projet à 75,83 %, tandis que les Chypriotes turcs le plébiscitent à 64,91 %.
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1er mai 2004 : l'île de Chypre rejoint l'Union européenne. Du fait de la partition, cependant, le droit communautaire ne s'applique pas à la RTCN.
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1er janvier 2008 : Chypre intègre la zone euro.
© AFP.
L'archevêque Makarios III, en juin 1962.