Des combattants des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC) arrivent à Las Carmelitas (province de Putumayo, sud-ouest), dans le cadre d’un processus de désarmement historique, le 30 janvier 2017 (Prensa Bloque Sur de las FARC/AFP).
Repères
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Superficie : 1 139 000 km².
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Population : 48,6 millions d’habitants.
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Capitale : Bogota.
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Monnaie : le peso colombien.
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Fête nationale : le 20 juillet (commémoration de la déclaration d’indépendance vis-à-vis de l’Espagne, le 20 juillet 1810).
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Communautés religieuses : catholiques (95 %).
Colombie : « Le grand défi, c'est le retour à la vie civile des FARC »
2 février 2017
Depuis le 1er décembre 2016, date de la ratification par le Congrès colombien de l’accord conclu avec les Forces armées révolutionnaires (FARC), la paix prend corps pas à pas. Mais la voie vers la réconciliation demeure cahoteuse après plus d'un demi-siècle de conflit entre les autorités de Bogota et les insurgés marxistes-léninistes – guerre d’attrition qui a fait au moins 260 000 morts, plus de 60 000 disparus et 6,9 millions de déplacés.
Aux nombreuses incertitudes qui planent sur le processus de démobilisation, démilitarisation et réintégration des guérilleros s’ajoute une autre inconnue : qu'adviendra-t-il des pourparlers prévus à partir du 7 février à Quito (Equateur) avec l’Armée de libération nationale (ELN, guévariste), l’autre rébellion, inspirée de la révolution cubaine ? A la faveur d’un entretien avec « Relations internationales : Etats critiques », Daniel Pécaut, directeur d’études à l’EHESS et spécialiste reconnu de la Colombie, évoque les grands défis qui attendent le pays.
>> La réintégration des FARC à la vie civile est-elle vraiment possible après cinquante-deux ans de conflit ?
Daniel Pécaut : Le pari est, bien sûr, difficile à tenir. Pour l'instant, les FARC se regroupent dans des lieux isolés, placés sous le contrôle de l'ONU. C’est là que devra théoriquement s’effectuer leur désarmement au cours des six prochains mois. Reste que cette « dernière marche » a pris du retard. En effet, elle aurait dû avoir lieu il y a un mois. Il est à peu près certain que des désertions – pour l’essentiel individuelles et dans de rares cas collectives – se sont produites.
Le grand défi, c’est le retour à la vie civile dans un pays où la présence de l’Etat est, en certains endroits, très marginale. Je pense en particulier aux régions où se déploie l’économie illégale, celle du narcotrafic et des mines aurifères ; des zones où la tentation de « faire carrière » dans des groupes illégaux est bien plus alléchante que de choisir la démobilisation.
L'autre problème, c’est que, du fait du « non » au référendum du 2 octobre [50,2 % des votants se sont prononcés contre l’accord de paix avec les FARC], les clauses de l'accord scellé à La Havane (Cuba), qui devaient être adoptées en une seule fois, doivent être ratifiées par le Congrès les unes après les autres. La Cour constitutionnelle a certes entériné une procédure rapide, mais cela prend malgré tout du temps.
Parmi les points toujours en suspens figure celui, ô combien important, de la formation du Tribunal spécial pour la paix, autrement dit de la justice transitionnelle. Tant qu’elle ne s’appliquera pas, de nombreux dirigeants des FARC auront une épée de Damoclès au-dessus de la tête.
Se pose également la question de la constitution d’un parti politique issu des FARC. Le Congrès en débat actuellement. Lors des prochaines élections législatives, qui se tiendront en 2018, les FARC auront droit à dix représentants – cinq à la Chambre des représentants, cinq au Sénat. Une perspective qui hérisse l'extrême droite, mais pas seulement. En tant qu’organisation, les FARC, en effet, sont très impopulaires.
>> Depuis leur naissance, en 1964, les FARC ont toujours fait valoir qu’elles se battaient pour une meilleure redistribution de la propriété foncière. Ont-elles obtenu satisfaction sur ce point ?
Pas au sens où elles le réclamaient au départ. Elles exigeaient à l’origine une nouvelle répartition de la terre, la confiscation des terres non exploitées et une réelle transformation agraire. Or, dès le début des négociations à Cuba [en 2012], elles sont revenues sur cette demande. Aux termes de l'accord de La Havane, il est entendu que le gouvernement doit procéder à l'attribution de terres parmi celles qui n’ont pas de propriétaire. Cela porte au total sur près de trois millions d'hectares. C'est du moins la promesse faite par les autorités de Bogota.
Par ailleurs, le gouvernement s'est engagé à lancer un vaste programme de modernisation rurale (rénovation des infrastructures, possibilités de commercialisation de nouvelles productions). Reste que, dans les zones où la terre n'est pas jusqu'à présent légalement appropriée, il va y avoir coexistence entre propriété paysanne et exploitation capitaliste, sans que l'on sache très bien si cela pourra fonctionner.
>> Qu'en est-il du narcotrafic ?
C'est, de toute évidence, l'un des principaux obstacles à la pacification du pays. Le narcotrafic, de fait, reste très prégnant. Au cours des trois dernières années, les superficies de culture de la coca ont augmenté d'au moins 33 %, selon les estimations. Cela représente désormais entre 100 000 et 150 000 hectares. Il est à noter que, dans la plupart des zones où les FARC se sont installées depuis quelques jours, cette culture indigène est très développée.
En vertu de l'accord scellé à Cuba, les FARC et la force publique sont tenues de collaborer pour procéder à la destruction des cultures existantes, auxquelles devront se substituer des cultures légales. Mais, là encore, c'est un pari sur l'avenir. Jusqu'à présent, les plans d'éradication manuelle n'ont guère eu de succès dans la mesure où les hectares défrichés sont immédiatement remplacés. Par le passé, la technique de l'aspersion aérienne s'est révélée beaucoup plus efficace, mais le gouvernement a choisi de ne plus y recourir parce qu’elle est dangereuse pour l'environnement et la santé.
Au fond, le problème est que le narcotrafic est aux mains d'une multitude de groupes illégaux : des organisations délinquantes et des mafias extrêmement puissantes. Celles-ci compteraient pas moins de 10 000 hommes et disposeraient d'une capacité armée qui est loin d'être négligeable. Dans le contexte actuel, il y a tout lieu de penser que ces mouvements, solidement implantés aux frontières avec le Venezuela, l'Equateur et le Pérou, vont accueillir un certain nombre de démobilisés des FARC. Tout l'enjeu est de savoir si la force publique pourra l'empêcher en augmentant sa présence dans ces zones et en y lançant des investissements.
Cela s'annonce d'autant plus complexe que la conjoncture économique, qui était encore très favorable il y a trois ans, s'est détériorée, même si, cette année, le taux de croissance devrait avoisiner les 3 %. Il va falloir que l'Etat colombien engage des dépenses massives, mais cela ne sera suffisant que si le pays peut s'appuyer sur des coopérations financières internationales, notamment en provenance des Etats-Unis. Or, ce qui était possible avec l'administration Obama apparaît beaucoup plus délicat avec l'administration Trump.
>> Que pense la population de la politique d’apaisement prônée par le gouvernement de Juan Manuel Santos ?
Le référendum d'octobre a prouvé que les Colombiens étaient divisés sur l'opportunité d'un accord avec les FARC. Sur la scène politique, l'ancien président Alvaro Uribe (2002-2010), qui dirige le Centro Democratico, y est farouchement opposé. Or, il continue à jouir d'une forte popularité, de l'ordre de 50 % à 60 %, bien supérieure à celle de l'actuel chef de l'Etat, Juan Manuel Santos. Cela ne facilite pas les choses.
A cela s'ajoute le scepticisme d'une large partie des citoyens. Certes, la population urbaine ne souffre plus des retombées du conflit armé. Certes, il n'y a presque plus d'enlèvements, seule l'ELN disant qu'elle entend poursuivre cette pratique. Certes, la sécurité dans les grandes villes a sensiblement progressé, comme l'atteste la chute des taux d'homicide depuis deux ou trois ans. Pour autant, tout n'est pas réglé.
La grande crainte, à ce stade, c'est que la paix sociale qui prévalait grâce au conflit armé – sur l'évolution duquel était focalisée toute l'attention – vole en éclats et qu'il y ait des protestations agraires. Cette perspective hante notamment les secteurs les plus archaïques, ceux que l'on appelle les Terratenientes [grands propriétaires terriens exploitant de façon extensive des terres leur rapportant des revenus substantiels]. Situés à l'extrême droite, ils sont tout à fait capables d'utiliser la force pour bloquer toute velléité de revendication.
Au passage, je signale qu’un des éléments clés de l’accord de La Havane est celui de la restitution des terres aux paysans qui en ont été dépouillés. N'oublions pas que le conflit a entraîné le déplacement de plus de six millions de personnes et qu'en outre, près de cinq millions d'hectares sont passés dans d'autres mains. Cette situation n'est pas simple à gérer, tant s'en faut. Le gouvernement et la justice ont de concert entrepris d'énormes efforts pour permettre certaines restitutions de terres, mais entre les décisions prises et leur application concrète, il y a souvent un fossé qu'il n'est pas aisé de combler.
Enfin, il convient de garder à l'esprit le fait que cinq millions de personnes ont subi les affres de la guerre, dont 350 000 ont été reconnues officiellement comme victimes par l'Etat. Ces personnes-là ont droit à des réparations financières, ce qui représente, là aussi, un poste de dépense qui va peser lourdement sur le budget national. C'est une autre difficulté de taille à prendre en considération.
>> Si un accord a été scellé avec les FARC, aucun compromis n’a encore été trouvé avec l’ELN. Quelles sont les différences entre les deux insurrections ?
Les FARC se sont longtemps caractérisées par une organisation à la fois très militarisée et très hiérarchisée. Jusqu’à présent, leurs commandants ont réussi à maintenir l'obéissance des différents fronts. L'ELN, elle, est une rébellion qui dispose d'une capacité militaire bien plus faible. Elle ne compterait, dit-on, qu'environ 3 000 membres. Elle est aussi beaucoup plus décentralisée. Entre les différentes régions, les disparités de points de vue sont très marquées.
Par ailleurs, l’ELN vient de critiquer l’accord conclu entre le gouvernement et les FARC, arguant que ces dernières ont tout cédé sans obtenir quoi que ce soit. Elle, par comparaison, se pique d'exiger des transformations structurelles d'envergure. De surcroît, alors que le succès des négociations avec les FARC s'est construit grâce au concours de Cuba et du Venezuela, dans le cas de l'ELN, la donne est plus complexe car elle réclame que la société civile puisse, à un stade ou à un autre, participer aux pourparlers et donner son sentiment. Cela promet donc d'être un processus de longue haleine, avec des hauts et des bas.
>> Alors qu’au moins 17 dirigeants d’organisations sociales ont été assassinés dans le pays depuis le 1er décembre, la paix est-elle vraiment un objectif atteignable ?
Tout dépend ce que l’on appelle paix. Si le conflit armé proprement dit – c'est-à-dire entre les FARC en tant qu'organisation militaire centralisée et l’Etat – s'éteint vraiment, ce sera un grand pas en avant. Cela dit, comme je l'ai expliqué précédemment, certains secteurs sont susceptibles d'opposer une vive résistance, au besoin par la force, à toute concession, notamment au niveau agraire. Je pense que de nombreux phénomènes de violence vont perdurer, surtout dans les zones frontalières. Le défi est d'éviter que ne se produise le même phénomène qu'au Salvador, lorsque les taux d'homicide ont explosé après la signature des accords de paix [de Chapultepec (Mexique), qui, en janvier 1992 ont mis un terme à la guerre civile déclenchée en 1979]. Je crois que le gouvernement en est conscient et fera tout pour obvier à une telle dérive.
Propos recueillis par Aymeric Janier