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Thaïlande : le crime de lèse-majesté, arme « anti-débat »

 

25 août 2015

 

Ecorner, même légèrement, l’image du roi ou de la famille royale coûte très cher en Thaïlande. Ceux qui ont osé outrager Bhumibol Adulyadej (couronné en 1950 sous le nom de Rama IX) et ses proches l’ont appris à leurs dépens, en se voyant infliger de longues peines d’emprisonnement. A la mi-août, l’ONU elle-même s’est émue de certaines sentences jugées « scandaleusement disproportionnées ».

 

Depuis le coup d'Etat militaire du 22 mai 2014 ayant renversé le gouvernement intérimaire de Niwatthamrong Boonsongpaisan, le nombre de poursuites pour crime de lèse-majesté a crû de manière sensible. Comment l’expliquer ? La junte au pouvoir va-t-elle entendre les exhortations de l’ONU ou les ignorer ? Dans un entretien à « Relations internationales : États critiques », le blogueur politique et journaliste thaïlandais Saksith Saiyasombut livre son point de vue.       

 

>>  Que recouvre exactement le concept de crime de lèse-majesté ?

 

Saksith Saiyasombut : Cette notion très controversée, qui apparaissait déjà dans le Code pénal du royaume de Siam (1) promulgué en juin 1908, est régie par l’article 112 du Code pénal thaïlandais, qui dispose que « quiconque diffame, insulte ou menace le roi, la reine, le prince héritier ou le régent sera puni d'une peine d'emprisonnement allant de trois à quinze ans ».

 

Cependant, comme c’est le cas avec de nombreuses autres lois en Thaïlande, le problème vient de ce que la formulation est vague, ce qui laisse une grande place à l’interprétation. Où commence l’insulte, la diffamation ? Généralement, dans ces cas-là, le procureur tend à privilégier le principe du « in dubio contra reo » (règle de preuve voulant que le doute joue contre l’accusé).

 

Les juges, en effet, ne se considèrent pas seulement comme les garants de la loi, mais aussi comme les défenseurs de la monarchie. C’est la raison pour laquelle on a assisté, au cours des dernières années, à des condamnations parfois surprenantes. La loi a ainsi été utilisée pour sanctionner l’intention même d’insulter et a été étendue aux anciens monarques. Cela rend impossible tout travail de recherche universitaire critique sur certaines périodes de l'histoire thaïlandaise.       

 

>> Que risquent les criminels de lèse-majesté ?

 

La loi – dont le caractère répressif a été renforcé dans les années 1970, sous la dictature militaire – prévoit une peine maximale de quinze ans d’emprisonnement... par infraction ! En d’autres termes, cela signifie que chaque message, chaque publication sur les réseaux sociaux, chaque déclaration compte séparément.

 

Récemment, deux personnes ont été jugées coupables d’avoir diffusé sur Facebook des commentaires insultants à l’égard de la monarchie. Mais, plutôt que de les punir de manière globale, la justice les a condamnées à des peines cumulées : 6x10 = 60 ans pour l'une, 7x8 = 56 ans pour l'autre ; du jamais-vu jusqu'ici. Leurs peines n’ont été réduites de moitié – respectivement à 30 et 28 ans d'incarcération – que parce qu'elles ont plaidé coupables. Dans certains cas, très rares, l'option de la grâce royale demeure ouverte.

  

Hors des tribunaux et avant même la tenue d’un quelconque procès, il existe cependant une autre forme de condamnation, par la société, mais aussi en ligne, où les ultra-royalistes et les nationalistes se livrent à une chasse aux sorcières contre quiconque représente une menace pour leur vision du pays.

 

>> Pourquoi les condamnations pour crime de lèse-majesté se sont-elles multipliées depuis le coup d'Etat militaire de mai 2014 ?

 

La situation était déjà très préoccupante bien avant que le coup d’Etat survînt, des citoyens tombant régulièrement sous le coup de la loi sans qu'aucun gouvernement ne songeât à l'amender.

 

Depuis que le peuple vit sous la férule de la junte au pouvoir, il est vrai, cependant, que les cas d'emprisonnement pour crime de lèse-majesté se sont multipliés [leur nombre serait passé de cinq à une cinquantaine, selon iLaw, un groupe local de défense des droits de l’homme]. Ce qui est nouveau, c'est qu'ils relèvent des tribunaux militaires et que les procès ont lieu à huis clos. Auparavant, ils pouvaient se tenir devant les tribunaux pénaux.

 

Il y a aussi, de la part des militaires, un empressement excessif à sonner la charge contre ceux qu'ils perçoivent comme des « ennemis » de l’Etat et de la monarchie, simplement parce qu’ils se sentent investis du devoir impérieux de protéger l’ordre établi. A présent qu’ils sont en position de force, qui plus est sans aucun contre-pouvoir, ils peuvent consacrer l’essentiel de leur temps à réprimer la dissidence comme bon leur semble.      

 

>> Pensez-vous que la junte au pouvoir va se plier aux exigences de l'ONU, qui l'exhorte à amender sa législation sans délai ?

 

Non, je ne le crois pas. En dépit des critiques toujours plus cinglantes de la communauté internationale, le gouvernement militaire [de Prayuth Chan-ocha] va continuer de faire la sourde oreille aux injonctions extérieures et d’accuser les détracteurs de la loi de ne pas « comprendre la culture thaïlandaise ». Une manière habile de tuer dans l’œuf toute forme de débat... 

 

>> Quel regard les Thaïlandais portent-ils sur la loi contre le crime de lèse-majesté ? Y sont-ils favorables ou, au contraire, opposés ?

 

Laissez-moi à mon tour vous poser une question : comment peut-on savoir ce que pense vraiment le peuple si celui-ci n'a pas la possibilité de participer à un débat transparent sans crainte de représailles ou de poursuites ? Il est probable que nous n'en saurons jamais rien tant qu'il existera des personnes qui veulent couper court à toute discussion critique sur la loi en elle-même ; loi qui, dans l'esprit de ces personnes, est intouchable car sacro-sainte.

 

Propos recueillis par Aymeric Janier

             

(1) Nom que porta la Thaïlande de 1350 à 1939.

 

Pour aller plus loin : Truth on Trial in Thailand : Defamation, Treason and Lèse-majesté, de David Streckfuss, Routledge, 2011.

 

Des proches et des défenseurs de Patiwat Saraiyaem et Porntip Mankong chantent sous un portrait du roi de Thaïlande, Bhumibol Adulyadej, après leur condamnation pour lèse-majesté, à Bangkok, en février 2015 (Damir Sagolj/Reuters).

 

Repères

 

  • Superficie 513 120 kilomètres carrés.

 

  • Population : 67,2 millions d’habitants.

 

  • Capitale : Bangkok.

 

  • Monnaie : le baht.

 

  • Fête nationale : le 5 décembre (jour de l'anniversaire du roi Bhumibol Adulyadej, alias Rama IX).

 

  • Communautés religieuses : bouddhistes (plus de 90 %), musulmans (5 %), chrétiens, chamanistes, hindous.

 

 

 

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