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Le président du Conseil central des juifs d'Allemagne, Josef Schuster, s’exprime lors d’une manifestation devant une synagogue, à Berlin, le 25 avril 2018 (Fabrizio Bensch/Reuters).

L’Allemagne minée par un antisémitisme persistant

5 mai 2018

C'est un mal insidieux, sournois, protéiforme et violent ; un mal dont l'Allemagne, nonobstant la bonne volonté et les mises en garde récurrentes de sa classe dirigeante – y compris de la chancelière Angela Merkel –, ne parvient pas à s'affranchir. L’antisémitisme prospère outre-Rhin, et il le fait en pleine lumière, sans se cacher.

           

Le 17 avril, dans les rues de Berlin, un Arabe israélien s’est ainsi fait fouetter à coups de ceinture par un Syro-Palestinien parce qu’il portait la kippa (la calotte dont les juifs observants de sexe masculin se couvrent la tête). Dans les écoles du pays, plusieurs cas de harcèlement d'enfants juifs ont été recensés. « Toi le juif » y serait devenu une insulte banale.

           

La scène artistique n’est pas épargnée. Le 25 avril, le principal prix musical annuel en Allemagne – ECHO, l'équivalent de nos Victoires de la musique – a été supprimé, après une vive controverse entourant le duo de rappeurs Farid Bang et Kollegah. Les deux hommes avaient été récompensés dans la catégorie de l'album de hip-hop le mieux vendu.

           

Or, dans « Jung, brutal, gutaussehend 3 » (« Jeune, brutal, beau gosse 3 »), qui s’est vendu à plus de 200 000 exemplaires, certains textes étaient sans équivoque... Un passage, en particulier, a provoqué un tollé : « Mache wieder mal ‘nen Holocaust, komm’ an mit dem Molotow » – « Je referais bien un Holocauste, ramène-toi avec un (cocktail) Molotov. »

             

Certaines plumes de la presse allemande s’indignent et s’alarment de la situation, à l’instar d’Ulf Poschardt, rédacteur en chef de Die Welt, le grand quotidien conservateur (propriété du groupe Springer), qui, le 19 avril, écrivait dans une tribune intitulée « Ça suffit ! » : « Malgré les sermons, les avertissements et désormais un délégué chargé de la lutte contre l’antisémitisme [Felix Klein, qui a pris ses fonctions mercredi 2 mai] qui devraient faire barrage, du moins symboliquement, à cette vague de haine et de violence [...] il est naïf et trop simple de croire que cela changera quelque chose. »        

           

Pour le journaliste, il appert que « l’Allemagne est en train de perdre la bataille de l'antisémitisme, comme [avant elle] la France ou la Suède. Les communautés juives quittent l'Europe, par peur et par désespoir ». Une conclusion glaçante, qui pousse à s’interroger : d’où émane cet antisémitisme ?

           

D’après les autorités, il provient de deux sources bien différentes : d'un côté, des réfugiés arabo-musulmans arrivés dans le pays à la faveur de l’ouverture des frontières, il y a trois ans ; de l’autre, d’une extrême droite négationniste confortée par la percée du parti Alternative für Deutschland (AfD, Alternative pour l’Allemagne), qui, à l’automne 2017, a fait une entrée inédite au Bundestag, le Parlement fédéral, avec 92 députés sur 709.         

           

« Nous sommes confrontés à un phénomène nouveau. Nous avons de nombreux réfugiés parmi lesquels il y a, par exemple, des gens d'origine arabe qui apportent une autre forme d'antisémitisme dans le pays », a reconnu elle-même Angela Merkel sur la chaîne privée 10. Cet aveu tranche avec l’optimisme farouche qu’elle affichait en août 2015, lorsqu’elle clamait « Wir schaffen das ! » (« Nous y arriverons ! ») après s’être prononcée en faveur de l’accueil des migrants chassés par la guerre dans des zones de conflit telles que l’Irak, la Syrie et l’Afghanistan. Une posture qui, à l’époque, lui avait valu d’être fouaillée de critiques par les caciques de son propre camp, la CDU-CSU (droite conservatrice),   

           

Felix Klein, de son côté, a souligné que cet « antisémitisme importé » était nourri par certains salafistes vivant sur le sol allemand et dont le nombre, en septembre 2017, était estimé à un peu plus de 10 000 par le Bundesamt für Verfassungsschutz, l’Office fédéral de protection de la Constitution.     

           

D’après les statistiques des forces de l’ordre, dont le quotidien berlinois (centriste) Tagesspiegel se faisait l’écho en février, 1453 délits antisémites (actes de violence, vandalisme ou dégradation de propriété, incitation à la haine ou au racisme) ont été commis sur l’ensemble de l’année 2017, soit quatre par jour – à peu près autant qu’en 2016, mais plus qu'en 2015.

           

Dans la très grande majorité des cas (1377 délits sur 1453), la police impute la responsabilité principale à des individus issus de l'extrême droite ou, à tout le moins, d’une frange diffuse de la droite. Ces chiffres laissent dubitatifs certains experts et responsables politiques, pour qui l'extrême droite – par ailleurs davantage focalisée sur la menace islamiste – est montrée du doigt « par défaut » lorsque l'auteur des faits n’est pas connu. A cela s’ajoute une autre observation : les délits antisémites ont plutôt tendance à augmenter au rythme des crispations au Proche-Orient, et singulièrement quand le conflit israélo-palestinien se durcit...

           

Il n'en demeure pas moins qu'avec l'essor de l'AfD – née en 2013 et qui, à l’origine, se présentait comme un parti eurosceptique –, la parole antisémite s’est libérée. Accusé de négationnisme, l’élu AfD du Bade-Wurtemberg (sud-ouest de l’Allemagne), Wolfgang Gedeon, s’est ainsi élevé contre les Stolpersteine, ces pavés couverts d’une petite plaque commémorative en laiton qui rendent hommage aux victimes de la Shoah. Il a appelé à en finir avec « la dictature de la mémoire ».

           

Son collègue de Thuringe (centre-est), Björn Höcke, marche dans les mêmes pas : il aimerait que « l’on se dise à nouveau fier des soldats allemands » et a fustigé sans sourciller le mémorial de l’Holocauste sis à Berlin, le qualifiant de « monument de la honte ».     

           

Qu’en est-il des jeunes Allemands ? Souscrivent-ils, eux aussi, à une forme d'antisémitisme ? D'après Wassilis Kassis, ex-professeur de sciences de l'éducation à l'université d'Osnabrück (Basse-Saxe), la réponse est « oui ». A l’occasion d’une étude qu’il a menée, 30 % des étudiant(e)s interrogé(e)s ont plus ou moins approuvé l'idée que « les juifs en Allemagne [étaient] plus enclins à la criminalité que les autres Allemands ».       

           

A l’occasion de la publication du rapport du groupe d’experts indépendants sur l’antisémitisme, en avril 2017, une autre réalité a émergé, celle de la divergence fondamentale de perspective à propos du poids même de l’antisémitisme : si, pour trois quarts des juifs sondés, il représente un problème plutôt sérieux, voire très sérieux dans le pays, pour une proportion équivalente de non-juifs, ce n’est pas le cas. Conviction ferme ou volonté de se voiler la face par commodité ?

           

Dans le contexte actuel, Josef Schuster, le président du Conseil central des juifs d'Allemagne (la communauté compte environ 107 000 membres dans la République fédérale) a « [déconseillé] aux personnes seules de se montrer dans le centre des grandes villes (...) avec une kippa ». Une exhortation qui, pour le rabbin Menachem Margolin, président de l'Association juive européenne (EJA), n’a pas lieu d’être. « Ne pas la porter par peur de l’antisémitisme, c’est l’accomplissement de la vision des antisémites en Europe », juge-t-il. Autrement dit : céder à la crainte, c’est faire le jeu de l’adversaire et lui promettre une victoire sans résister ni coup férir...      

 

Aymeric Janier

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