Des citoyens turcs manifestent contre le blocage de Twitter par le premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, le 21 mars 2014 à Ankara.
Turquie : une croisade numérique très... politique
24 mars 2014
Le 21 mars, Twitter a soufflé sa huitième bougie. En Turquie, Recep Tayyip Erdogan a célébré cet anniversaire... à sa manière. A l’approche des élections municipales du 30 mars, qui s’apparentent à un référendum sur son avenir politique, le premier ministre, résolu à mettre sous l'éteignoir toute forme de dissidence, a bloqué l’accès au réseau social californien. Officiellement, par « mesure préventive ». La nouvelle législation votée le 5 février par le Parlement, qui permet de suspendre, sur simple décision administrative, tout site aux contenus jugés « discriminatoires ou insultants » l’a opportunément servi dans son entreprise.
Puisant dans un registre martial mâtiné de nationalisme, le dirigeant islamo-conservateur et fondateur de l’AKP (Parti de la justice et du développement) a affirmé devant ses partisans son intention d’aller plus loin et « d’éradiquer » Twitter du paysage numérique turc. Quitte à braver toutes les récriminations, d’où qu'elles émanent. « Je n'ai que faire de ce que pense la communauté internationale. Chacun verra la puissance de la République turque », a-t-il lancé à l'adresse de ses détracteurs, dont les rangs ne cessent de grossir au sein des cercles politiques européens.
A l’instar de la Commissaire chargée des nouvelles technologies, Neelie Kroes, qui a fustigé un acte de censure « sans fondement, inutile et lâche », le président du Parlement européen, Martin Schulz, a estimé que ce n’était « certainement pas la bonne façon de rapprocher la Turquie de l'UE ». Comme en écho, le Commissaire à l’élargissement, Stefan Füle, a exprimé de sérieux doutes sur « l’engagement pris [par Ankara] de respecter les normes et les valeurs européennes ».
De quoi compromettre davantage les négociations d’adhésion lancées en octobre 2005 et qui achoppent toujours, entre autres, sur l’épineuse question de la liberté d’expression (1) ? Sur ce point, Bayram Balci, chercheur (invité) à la Carnegie Endowment for International Peace, à Washington D.C., et au CERI/Sciences Po, se veut prudent. « La posture de l'Europe est inconfortable. Certes, elle est vivement préoccupée par ce qui se passe actuellement dans le pays, mais si elle le freine dans son cheminement [vers l'UE], elle risque fort de faire le jeu du premier ministre et, par conséquent, de pénaliser l'opposition », analyse-t-il.
Cette volonté patente de bâillonner le site de micromessagerie, particulièrement populaire dans un pays où il compte près de dix millions d’utilisateurs, n’est pas fortuite. Conscient du pouvoir grandissant des réseaux sociaux, révélé par la chute de plusieurs potentats lors du « printemps arabe » de 2011 (Ben Ali en Tunisie, Moubarak en Egypte ou encore Kadhafi en Libye), Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2003, veut à tout prix éviter de connaître le même sort. Et d’échouer, lui aussi, sur la roche Tarpéienne.
Or, depuis plusieurs mois, il est visé sur la Toile par un flot incessant d’accusations de corruption – liées notamment à des soupçons d’enrichissement illégal et d’appels d’offres truqués – qu’il ne parvient pas à endiguer. « La manœuvre de M. Erdogan répond à des considérations hautement politiques. Il craint la diffusion de nouveaux enregistrements l'impliquant dans d'autres malversations ou révélant son immixtion dans le fonctionnement de la justice et des médias », décrypte M. Balci. « Mais, au bout du compte, son image risque d'en pâtir. Il n'a plus rien du fin politicien qu'il était durant ses deux premiers mandats. Depuis juin 2011, le gouvernement, frappé de paranoïa, s'enferme dans une pratique de plus en plus autoritaire du pouvoir », observe-t-il.
Le blocage de Twitter lui-même s’est soldé par un fiasco retentissant. De fait, de nombreux « hacktivistes » ont mis au point des stratégies de contournement, qui par le truchement d’un réseau privé virtuel (VPN), qui en « tweetant » par SMS. Résultat : le krach numérique tant espéré n'a pas eu lieu, avec plus d’un million de « tweets » postés au bout de dix heures de blocage. A titre de comparaison, il s'en publie 1,8 million par jour en moyenne en « temps normal ».
En voulant à tout prix museler Twitter, Recep Tayyip Erdogan – qui, ironie de l’histoire, compte 4,17 millions d’abonnés à son propre compte –, n’a réussi qu’à accroître l’aura du réseau. En témoignent les hashtags (mots-clés) qui ont fait florès à l’échelle mondiale, comme #TwitterisblockedinTurkey (« Twitter est bloqué en Turquie ») ou #ErdoganBlocksTwitter (« Erdogan bloque Twitter »).
Comble de l’humiliation, plusieurs hauts responsables de l'AKP ont bravé l'omerta, à l'image du vice-premier ministre, Bülent Arinç, et du maire d'Ankara, Melih Gökçek. Même le président, Abdullah Gül, pourtant vieux compagnon de route de M. Erdogan, a dénoncé l’initiative du premier ministre... sur le réseau à l’oiseau bleu. « S’il y a violation de la vie privée, seules les pages concernées devraient être bloquées sur décision de justice. Il est de toute façon impossible de verrouiller totalement l’accès à la plate-forme. Une telle interdiction est inacceptable », a déclaré le chef de l’Etat, fort de ses 4,41 millions d’abonnés. « Je pense que le problème sera réglé bientôt », a-t-il toutefois assuré, optimiste quant à la suite des événements.
Pas sûr toutefois que le Recep Tayyip Erdogan l'entende de cette oreille. Dimanche, loin de faire acte de contrition, celui-ci a renouvelé ses diatribes contre les réseaux sociaux. « Ces sociétés appelées Twitter, YouTube, Facebook ont recours à tout, même à des montages », a-t-il pesté lors d'un rassemblement électoral dans la province de Kocaeli (nord-ouest). « Je ne peux pas comprendre comment des personnes intelligentes peuvent encore les défendre. On y trouve toutes sortes de mensonges », s'est-il encore indigné.
Cette croisade peut-elle changer la donne dans les urnes en fin de semaine ? Quoique leur fiabilité technique et leur indépendance partisane soient sujettes à caution, les enquêtes d'opinion montrent que l'AKP est la première force politique du pays et devrait le rester. Certains sondages lui prédisent 45 % des suffrages, d'autres 35 % seulement. « Mais, conclut M. Balci, il sera surtout intéressant de voir si l'électorat est sensible aux accusations portées contre un gouvernement qui se targuait jusqu'ici d'appartenir à un parti musulman intègre et incorruptible. »
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(1) A la fin de 2013, sur les 211 journalistes emprisonnés à travers la planète, 40 l'étaient en Turquie (record mondial), selon le Comité pour la protection des journalistes.