Au Cameroun, l’insoluble « problème anglophone »
7 octobre 2017
Les événements survenus ces derniers jours en Catalogne l’ont rappelé avec une acuité toute particulière : sur le Vieux Continent, les tentations séparatistes demeurent vivaces. Si l'Europe est agitée par divers mouvements sécessionnistes plus ou moins revendicatifs – en Ecosse, en Belgique (Flandre) ou dans le nord de l’Italie (Lombardie et Vénétie) –, l’Afrique, elle non plus, n’est pas épargnée par de telles crispations.
Ainsi du Cameroun, pays d'Afrique centrale bordé, sur son flanc occidental, par le Golfe de Guinée et placé depuis 1982 sous la férule de l’inoxydable Paul Biya, 84 ans. Dimanche 1er octobre, au moins dix-sept personnes ont été tuées en marge de manifestations organisées dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest, selon l’organisation non gouvernementale Amnesty International et des sources officielles.
Les indépendantistes anglophones, drapeaux « ambazoniens » (1) en main, s’étaient rassemblés pour proclamer symboliquement « l’indépendance » de ces deux régions (2) vis-à-vis de Yaoundé, la capitale. La date – un 1er octobre – ne devait rien au hasard. C’est ce même jour, en 1961, qu’avaient été officiellement réunifiées les parties francophone et anglophone du pays.
Depuis l'an dernier, les deux communautés tirent à hue et à dia. Tout a commencé en octobre 2016, à Bamenda, chef-lieu de la région du Nord-Ouest. Courroucés par l’affectation, en zone anglophone, de magistrats francophones ne maîtrisant ni la Common Law (le droit coutumier) ni l’anglais, les avocats se sont mis en grève.
Un mois plus tard, la situation s’est détériorée, lorsque les enseignants ont, à leur tour, cessé le travail. Motifs invoqués ? Le manque d’enseignants anglophones, le parachutage de professeurs imperméables à la langue de Shakespeare, mais aussi le non-respect du « caractère anglo-saxon » des écoles et universités. Pour finir, la contestation s’est propagée au Sud-Ouest.
Comment le Cameroun, terre relativement pacifiée comparée à ses voisins nigérian (à l’Ouest) et centrafricain (à l’Est), en est-il arrivé là ? Dans un rapport paru cet été, l’International Crisis Group (ICG) avançait un début d’explication : « Une réunification mal conduite, fondée sur un projet centraliste et assimilationniste, a mené à un sentiment de marginalisation de la minorité anglophone [qui représente environ 20 % des 23,5 millions d’habitants du pays] et à une prise en compte défectueuse de sa différence culturelle. » Les présidents Ahmadou Ahidjo (1960-1982), puis Paul Biya en ont été les grands ordonnateurs.
Mais les racines du mal sont plus profondes. D’un point de vue historique, le legs colonial a également fait son œuvre. A la faveur d’un article publié en décembre 2016, l'enseignant et chercheur François Guimatsia, diplômé de l'Ecole nationale supérieure du Cameroun, notait ainsi : « Lorsque la France et la Grande-Bretagne ont remplacé l’Allemagne au Cameroun en 1916, cela a créé des Camerounais de culture anglophone dans un cinquième du territoire, d’une part, et des Camerounais de culture francophone dans quatre cinquièmes du pays, d’autre part. »
Une dichotomie qui n’est pas restée sans conséquence : « La minorité anglophone a été habituée à une certaine autonomie politique et culturelle par la colonisation britannique, tandis qu'en zone francophone, la France a appliqué un centralisme administratif de type jacobin, doublé d'une assimilation linguistique et culturelle », précisait-il.
Pour l’ICG, le bras de fer actuel serait révélateur des limites de ce jacobinisme. Mais pas seulement. A la question institutionnelle s’ajouterait une autre dimension, plus structurelle celle-là, qui toucherait au mode même de gouvernance de l’Etat. De fait, au Cameroun, la cooptation des élites est une réalité – un terreau sur lequel prospèrent les mécontentements.
Le choix du gouvernement de privilégier, tantôt le déni et le mépris, tantôt l'intimidation et la répression (couvre-feu, coupures d’Internet, interdiction de réunion et de déplacement...), a de facto éloigné toute sortie de crise par le haut. Et les rares gestes consentis, comme la création d’une commission nationale pour le bilinguisme et le multiculturalisme ou le recrutement de 1 000 enseignants bilingues, n’ont eu que peu d'effet. Ils ont été jugés à la fois tardifs et insuffisants. De fait, selon M. Guimatsia, « la loi du nombre a conféré la prééminence au français, malgré les dispositions constitutionnelles assurant une égale valeur aux deux langues officielles ; la promotion du bilinguisme est restée minimale et juste scolaire ».
Cantonnés aux marges économiques, mais aussi politiques du pouvoir – sur 36 ministres avec portefeuille, seul un est anglophone – les membres de la communauté se sentent déclassés. Ils remâchent leur amertume et leur frustration, ce qui, en retour, alimente la défiance et les brocards des francophones. De part et d’autre, perceptions négatives et stigmatisations se multiplient. L’exécutif en joue à dessein, pour mieux préserver le statu quo. Et ce, même si, après les événements du 1er octobre, Paul Biya a condamné « de façon énergique tous les actes de violence, d'où qu'ils viennent et quels qu'en soient les auteurs ».
Les anglophones, eux, ne désespèrent pas de mieux faire entendre leur voix. Mais pour y parvenir, tous ne plaident pas à l’unisson en faveur de la même solution. D’aucuns privilégient le retour au fédéralisme (mais à combien d’Etats ?) qui prévalait de 1961 à 1972, avant la création de la République unie du Cameroun ; d’autres réclament la sécession pure et simple. Deux modèles que rejettent les francophones, partisans, pour la plupart, d’une décentralisation effective.
Que faudrait-il, à ce stade, pour aplanir les tensions ? Recourir à une médiation ? Procéder à un toilettage de la Constitution de janvier 1996 ? Cesser d'insister sur l'appartenance identitaire et linguistique des uns et des autres ? Probablement les trois à la fois. C'est d'ailleurs ce que préconisait François Guimatsia dans son essai, tout en faisant remarquer que « les gouvernés [étaient] parfois en avance sur les gouvernants ». « De nombreuses familles francophones à Yaoundé et Douala n’ont pas attendu le feu vert de l’Etat pour “anglophoniser” leurs enfants. Et elles ne s’en portent pas plus mal. »
Alors que doivent se tenir l’an prochain des élections générales (municipales, législatives, sénatoriales et présidentielle), l'équation camerounaise ne semble pas près d’être résolue. La perspective d'une partition du pays est faible, mais celle d’une résurgence de la violence armée, réelle. Ce dernier scénario, s’il se concrétisait, n'augurerait rien de bon dans une région déjà aux prises avec les séides de la secte islamiste nigériane Boko Haram et les miliciens centrafricains.
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(1) L’« Ambazonie » est le nom de la république indépendantiste que certains anglophones veulent créer en signe de rupture avec la majorité francophone du pays. Ce nom fait référence à la baie d’Ambas, située dans le Golfe de Guinée, au large de Douala.
(2) Le Cameroun compte dix régions au total : l’Adamaoua, le Centre, l’Est, l’Extrême-Nord, le Littoral, le Nord, le Nord-Ouest, l’Ouest, le Sud et le Sud-Ouest.
Des manifestants participent à une marche de protestation contre l'indépendance ou l'autonomie accrue des régions anglophones du Cameroun, à Douala, le 1er octobre 2017 (Joel Koua/Reuters).
Repères
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Superficie : 475 000 km².
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Population : 23,5 millions d'habitants.
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Capitale : Yaoundé.
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Langues officielles : le français, l'anglais
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Monnaie : le franc CFA.
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Fête nationale : le 20 mai.
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Communautés religieuses : christianisme (de 35 à 40 %), islam (de 15 à 20 %), animisme (45 %).