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« La Birmanie est passée de la dictature à une ère de haine »

2 septembre 2013​

Depuis l'accession de Thein Sein à la présidence de la Birmanie, en mars 2011, celle-ci a troqué les oripeaux d’une dictature militaire honnie contre un costume plus présentable aux yeux du monde. Du moins en apparence. Car le pays, riche de 135 ethnies officiellement reconnues, demeure fragile et l’atmosphère hautement volatile, comme en témoignent les tensions interreligieuses exacerbées qui continuent d’agiter le pays.

 

Dimanche 25 août, dans la région centrale de Sagaing, un millier d'émeutiers ont ainsi incendié des commerces et des habitations appartenant à des musulmans, au motif que l'un des membres de cette communauté, soupçonné de tentative de viol sur une bouddhiste, ne leur aurait pas été livré par la police. Spécialiste de la Birmanie et auteur d’un ouvrage de référence sur les Rohingya (1), Sophie Ansel décrypte les ressorts de ces violences, reflet d’un sectarisme toujours prégnant. ​

 

>> Comment interpréter les violences antimusulmanes qui ont eu lieu dans la région de Sagaing ?

 

Sophie Ansel : Cette flambée de violence s’inscrit dans une suite logique d’événements à caractère fasciste, exaltés par un sentiment ultranationaliste et qui visent à débarrasser la Birmanie des musulmans. Ce qui est nouveau, c’est que le peuple apparaît désormais comme responsable de ces violences, tandis que le gouvernement, lui, semble avoir perdu la main. Ces cinquante dernières années, les autorités birmanes n’ont eu aucun mal à contrôler et à terrasser les émeutiers. Or voilà qu’à présent, le gouvernement – contrôlé par celui qui était premier ministre en 2007 et soutenu par la même armée et les mêmes policiers – prétend être impuissant face à des groupes qui réduisent des quartiers musulmans en cendres. En réalité, depuis juin 2012, les pouvoirs publics ont, au mieux été passifs, au pire ont pris activement part aux violences antimusulmanes.

 

Au lendemain d’un demi-siècle de dictature, l’islamophobie est en train d’exploser en Birmanie. Curieusement, ces violences interreligieuses profitent au président Thein Sein, désormais perçu comme l’homme du peuple birman, celui qui peut protéger la nation des  envahisseurs. A chaque nouvel épisode de violence, accueilli avec mutisme à la fois par les dirigeants internationaux et nationaux comme Aung San Suu Kyi, le mouvement prend de l’ampleur et, ipso facto, acquiert une sorte de légitimité dans le pays. Ces violences ont aussi permis d’asseoir la présence des autorités, policières ou militaires. Dans l’Arakan [Etat de l’ouest, théâtre d’un nettoyage ethnique sanglant depuis 2012], des forces supplémentaires ont été déployées pour protéger la population. Les musulmans sont exclus de cette protection. Ils sont les seuls, aujourd’hui, à vivre cloîtrés dans des camps-ghettos dont ils n’ont pas le droit de sortir et où l’aide humanitaire peine à parvenir en raison des menaces brandies contre le personnel humanitaire, perçu comme pro-musulman.

 

Le fait d’entretenir ce sentiment antimusulman a surtout permis de faire diversion à une période charnière pour le président Thein Sein et pour tous les héritiers de l’ancien régime. Le débat aurait pu porter sur la légitimité de l’actuel gouvernement ou la fortune des ex-généraux, qui se sont mués en hommes d’affaires après avoir spolié les richesses nationales au cours de leur règne. L’attention du peuple aurait pu continuer à se focaliser sur les victoires d’Aung San Suu Kyi et sur sa volonté d'instaurer la démocratie et l’Etat de droit. Mais la rumeur a pris le pas sur toute autre considération, notamment le débat sur l’identité nationale ; cette rumeur qui, en un battement de cil, peut faire se lever les foules contre les musulmans. Qu’un moine soit bousculé par un citoyen musulman et la situation peut rapidement dégénérer : des habitations sont incendiées, des pamphlets se mettent à circuler et des raids punitifs sont menés. Dans le même temps, il n’est pas rare de voir certains moines écumer le pays pour prêcher des sermons antimusulmans.

 

Plusieurs décennies de mise à l’écart des musulmans ont laissé peu d’amis à cette minorité [elle ne représente que 4 à 5 % de la population]. La propagande antimusulmane est si étendue qu'il est dangereux, pour ses éventuels détracteurs, de faire entendre une voix discordante. C’est, de fait, l’ethnie dont il est le plus facile de se débarrasser rapidement et sans opposition nationale. Mais à qui profite le crime ? Qui récupérera les terrains dont ils ont été chassés ? Les musulmans sont aussi victimes de la mauvaise presse accolée à l’islam, ainsi que d’une vision romantique et idéalisée du bouddhisme. Aveuglée par ses préjugés, la communauté internationale ne porte aucun regard critique sur la véritable situation en Birmanie, préférant se concentrer sur des signes d’ouverture nécessaires mais insuffisants, comme la libération d’Aung San Suu Kyi [en novembre 2010] et son accession au Parlement [en avril 2012], pour justifier la reprise des échanges avec l'ancienne dictature.

 

>> Quels rapports bouddhistes et musulmans entretiennent-ils en Birmanie ?

 

La Birmanie est un pays multiconfessionnel, mais où le bouddhisme est la religion prédominante [90 % de la population]. Les musulmans, eux, ont toujours fait profil bas, se concentrant principalement sur leur survie, notamment par le biais d’activités rurales ou commerciales à petite échelle. Ils ont été souvent surtaxés et régulièrement méprisés ou humiliés par les autorités. Ce sont surtout les Rohingya de l’Arakan qui ont été ostracisés. Et pour cause : de toutes les ethnies musulmanes, ils sont ceux dont l’héritage culturel est le plus solidement ancré en Birmanie. C’est cette identité très marquée qui dérange les anciens dictateurs, les généraux au pouvoir et la majorité bouddhiste.

 

A l’exception de l’Arakan, les bouddhistes et les musulmans ont cohabité sans conflits majeurs, et surtout sans cette méfiance et cette terreur qui se sont installées aujourd’hui. A l’aune de ce qui se passe depuis 2012, il est difficile d’imaginer qu'une confiance mutuelle puisse être rétablie à brève échéance. A ce stade, les musulmans n’ont d’autre choix que d’espérer des mouvements pacifiques en leur faveur, faute de quoi ils sont voués à disparaître.

 

>> Il est beaucoup question, ces derniers temps, de la montée en puissance d'un extrémisme bouddhiste, incarné par le moine Wirathu. Est-ce une réalité ?

 

Wirathu, connu comme le « Ben Laden birman », gagne effectivement en puissance et en popularité, tant au sein de la population que de la communauté monastique. Il s'était déjà fait remarquer au début des années 2000 pour ses activités antimusulmanes, ce qui lui avait valu d'être arrêté et incarcéré. Il fait partie des prisonniers politiques libérés en 2010 dans le cadre de la politique de « transition démocratique » menée par le nouveau régime. Depuis, il circule librement dans le pays et mène une campagne à grand échelle contre les musulmans via les réseaux sociaux, sans pour autant être inquiété par les autorités. Le mouvement 969 [référence aux Trois Joyaux du Bouddha] est un groupe totalitaire qui entretient la peur d’être envahi par un ennemi imaginaire. Il pousse la population birmane à ne pas s’associer aux musulmans et à défendre leur foi. Certaines personnes, par exemple, ont été arrêtées pour avoir décollé des stickers 969, que l’on trouve désormais partout dans le pays.

 

D’aucuns ont tenté de faire pièce à l’influence de Wirathu, notamment le célèbre moine Gambira, l’un des leaders de la « révolution de safran » de 2007 [manifestations nées de l’augmentation brutale du coût de plusieurs sources d’énergie alors décrétée par la junte au pouvoir]. Mais il en a payé le prix, en étant à plusieurs reprises pris à partie depuis sa sortie de prison, puis embastillé de nouveau. Aujourd’hui, il a quitté ses habits de moines et pris ses distances avec la vie politique. En fait, quiconque se prononce pour les Rohingya ou tente d’enquêter sur eux est considéré comme un traître.

 

>> Dans ce contexte, quelle est la position des musulmans ?

 

Soutenir les droits humains des musulmans en Birmanie est dangereux. Le rapporteur spécial des Nations unies, Tomás Ojea Quintana, en a récemment fait l’expérience, lorsque sa voiture a été prise d’assaut par un millier de bouddhistes qui l’ont insulté et violenté. Les musulmans, qui sont à peine quatre millions, vivent dans la peur et l’angoisse. Ceux qui sont établis dans l’Arakan subissent l’enfer d’une campagne de nettoyage ethnique qui dure.

 

A cela s’ajoutent une politique d’apartheid et une volonté, au plus haut niveau, d’effacer leur nom, leur identité, leur histoire et jusqu’à leur existence. Rappelons aussi que, parmi les nombreuses ethnies birmanes, les musulmans sont les seuls à ne pas disposer d’une armée prête à les défendre. Les quelques dirigeants et intellectuels de l’Arakan qui s'étaient entretenus avec les médias internationaux ont été emprisonnés. C’est le cas notamment de U Kyaw Hla Aung, un éminent avocat qui travaillait pour Médecins sans frontières. Son incarcération, il y a quelques semaines, en dit long sur ce qui se passe dans les coulisses du pouvoir. Sa libération serait un signal fort envoyé par le régime.

 

>> Le gouvernement de Thein Sein est-il vraiment déterminé à aplanir les contentieux interconfessionnels ? Le mutisme d'Aung San Suu Kyi ne la dessert-il pas ?

 

Le gouvernement est pleinement responsable de la situation actuelle. Il se dit impuissant mais, en réalité, il aurait le pouvoir de faire cesser ces violences s’il en avait vraiment l’intention. Quant à Aung San Suu Kyi, elle a évolué. Certes, jusqu’en 2012, elle était une résistante et, à ce titre, défendait les droits humains. Mais elle est aujourd’hui une femme politique et agit en conséquence avec, en ligne de mire, un objectif : l’élection présidentielle de 2015. Malheureusement, cela ne sert pas les intérêts des musulmans, bien au contraire. En fait, elle est piégée par la nouvelle donne politique, et sous l’influence d’opposants qui ne cachent pas leur mépris pour les musulmans. Dans ce contexte, parler d'une voix ferme en faveur des Rohingya et rappeler au pays son multiculturalisme revient à se mettre à dos la majorité. Elle a dû faire un choix.

 

>> La Birmanie peut-elle s'extirper de cette ornière ethnique ? Si oui, quel est, selon vous, le remède à cette spirale négative ?

 

Le fascisme qui s’installe est inquiétant. Il menace l’essence syncrétique de la Birmanie, et notamment l'idée de tolérance qui devrait prévaloir dans un pays riche de nombreuses langues, religions et cultures. La Birmanie est passée de la dictature à une ère de violence et de haine, où des groupuscules n’hésitent pas à encourager le peuple à prôner l’ultranationalisme.

 

Le remède à cette spirale négative ? Il faut d’abord promouvoir les échanges culturels entre ethnies, indispensables pour forger une tolérance qui conduira à la paix. Il faut ensuite trouver le courage de parler pour autrui dans un pays où le peuple a trop souvent appris à se taire, à souffrir et à courber l’échine sans reconnaître les souffrances des autres ethnies. Parallèlement, de nouveaux dirigeants doivent émerger. Jusqu’à présent, seule Aung San Suu Kyi a du pouvoir, mais celui-ci est très fragile. Aujourd’hui, les Rohingya et les musulmans sont cloués au pilori, mais, demain, qu'en sera-t-il ? Qui sera la prochaine cible ? Les chrétiens ? Les hindous ? Il faut, enfin, que la communauté internationale regarde la situation en face, sans faux-fuyants, plutôt que de faire des concessions hâtives au régime, motivées par son empressement à commercer avec un pays qui regorge de richesses naturelles.

 

Propos recueillis par Aymeric Janier

 

(1) Nous, les Innommables – Un tabou birman, de Sophie Ansel et Habiburahman, Editions STEINKIS, octobre 2012, 376 pages.

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