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Ergenekon ou la revanche d'Erdogan sur l'armée turque

9 août 2013​

Le premier ministre islamo-conservateur turc, Recep Tayyip Erdogan, s’est toujours défié des militaires. Sans doute est-ce lié à son histoire personnelle : le 12 septembre 1980, alors qu’il n’avait que vingt-six ans, le coup d’Etat mené à l’instigation du général Kenan Evren (1) « pour préserver l’intégrité territoriale et l’unité nationale » avait failli ruiner définitivement ses ambitions politiques, lui qui militait à l’époque au sein de l’Organisation de jeunesse du Parti du Salut national (MSP, islamiste) de son mentor, Necmettin Erbakan. Il en conservera une rancune tenace. Rien d’étonnant donc à ce que, depuis son arrivée au pouvoir, en 2002, il se soit échiné à tailler des croupières à l'institution militaire.

 

Cette guerre d’attrition voulue par le fondateur de l’AKP [Parti de la justice et du développement] semble avoir porté ses fruits au-delà même de ses espérances. Lundi 5 août, à l’issue de près de cinq années de procédures qui auront charrié leur lot de doutes, d’anathèmes et d'attaques ad hominem, la justice turque a rendu son verdict dans le procès « Ergenekon » [référence à une vallée mythique des montagnes de l’Altaï, en Asie centrale, d’où seraient originaires les tribus turques]. Ce réseau clandestin ultranationaliste était accusé d’avoir fomenté un putsch contre le gouvernement d’Erdogan. En juin 2007, à la faveur d’une opération antiterroriste menée dans un bidonville d’Istanbul, une cache d’armes avait été mise au jour, première étape d’une enquête qui, pas à pas, allait remonter jusqu’à des hiérarques militaires, des intellectuels, des journalistes et des hommes politiques.

 

Sans réelle surprise, les peines retenues lundi contre ces « conspirateurs » par le tribunal spécial de Silivri, à l'ouest d’Istanbul, sont lourdes. Des 275 accusés poursuivis, dix-neuf ont été condamnés à la réclusion à perpétuité. Parmi eux, le général à la retraite Ilker Basbug, ancien chef d’état-major des armées de 2008 à 2010, ainsi que plusieurs officiers de haut rang. Seuls 21 acquittements ont été prononcés. Cette sévérité n’est pas sans rappeler l’issue d’un autre procès, celui de « l’affaire Balyoz » (masse de forgeron). En septembre 2012, 326 militaires s’étaient vu infliger des peines allant de 13 ans et 4 mois à 20 ans de prison pour tentative de putsch en 2003 et « entrave à l’action du gouvernement de la République ».

 

Sur le plan politique, cet épilogue marque un tournant dans l’histoire de la Turquie moderne. Il sonne surtout l’heure de la revanche pour Recep Tayyip Erdogan. Jusqu’ici, l’armée s’était toujours arrogé un droit d’immixtion dans la sphère politique, au nom de la défense de l’héritage de Mustafa Kemal Atatürk – fondateur de la République laïque à l’automne 1923 (2) et lui-même diplômé de l’Académie de guerre d’Istanbul en janvier 1905, avec le grade de capitaine. Cet interventionnisme sans contrepoids aura occasionné pas moins de quatre coups d’Etat en moins d’un demi-siècle (1960, 1971, 1980 et 1997). Le chef du gouvernement a réussi, à force d’acharnement, à briser cette tradition prétorienne.

 

En poste depuis août 2011, l’actuel chef d’état-major, Necdet Özel, lui est nettement plus dévoué que ses devanciers. Dès sa nomination, cet ancien commandant de la Gendarmerie a pris grand soin de rappeler que l’armée devait se garder de toute velléité d'ingérence politique et agir dans le respect de l’ordre constitutionnel. Même l’arrestation d'Ilker Basbug, au début du mois de janvier 2012, l’a laissé mutique, reflet d’une pusillanimité inédite de l’institution militaire à l’égard du pouvoir civil. Tout un symbole...

 

A présent que l’obstacle militaire est écarté, Recep Tayyip Erdogan va-t-il chercher à pousser son avantage encore plus loin ? Sans doute. Ses ambitions de réforme de la Constitution de 1982 dans un sens qui lui soit électoralement favorable sont déjà connues. Tout comme sa volonté de briguer l’investiture présidentielle en 2014 face à Abdullah Gül, lui-même membre de l’AKP et bien décidé à décrocher un second mandat.

 

Davantage que les élites laïques, imprégnées de l'idéologie kémaliste des « six flèches » (nationalisme, républicanisme, populisme, étatisme, laïcisme et révolutionnarisme), la résistance la plus vive à ce que d’aucuns qualifient sans détour de « dérive autoritaire » du premier ministre viendra peut-être de la société civile. Si une partie de celle-ci a su gré naguère à Recep Tayyip Erdogan de s’attaquer à « l’Etat profond » (derin devlet), sorte de pouvoir clandestin parallèle prétendument fondé sur une collusion entre la haute bureaucratie, l’intelligentsia militaire et la magistrature, elle n’est plus dupe de ses arguties.

 

L’usage de la force par la police lors des manifestations de la place Taksim d’Istanbul, au mois de juin, et l’intransigeance affichée par le gouvernement à l’égard de protestataires traités de « vandales » (çapulcu) et « d’extrémistes » ont porté un sérieux coup à son image. A l’approche du 90e anniversaire de la République, le 29 octobre, l’armée turque – seconde puissance militaire de l’OTAN et sixième au monde – est peut-être sous l’éteignoir, mais pas la foule des opposants à l’AKP, qui a repris le flambeau de la contestation. Avec la ferme intention de ne pas passer sous les fourches Caudines de Recep Tayyip Erdogan.

 

Aymeric Janier

 

(1) Son procès s'est ouvert en avril 2012. Il est jugé pour « crimes contre l’Etat ». Le verdict est toujours attendu.

(2) A la différence de la laïcité française, fondée sur une séparation stricte des Eglises et de l'Etat, la laïcité turque (laiklik) repose sur le principe de contrôle, par l'Etat, de l'ensemble du champ religieux.

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