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Khadija Ismaïlova lors de la remise du prix du courage en journalisme (Courage in Journalism Award) décerné par l'International Women's Media Foundation (une fondation internationale de femmes œuvrant dans le domaine des médias), le 29 octobre 2012 à Beverly Hills, en Californie (Jason Merritt/Getty Images).

 

Repères

 

  • Superficie 86 600 kilomètres carrés.

 

  • Population : 9,5 millions d'habitants.

 

  • Capitale : Bakou.

 

  • Monnaie : le manat.

 

  • Fête nationale : le 28 mai.

 

  • Communautés religieuses : musulmans (94 %, dont 70 % de chiites), russes orthodoxes (2,5 %), Arméniens orthodoxes (2,3 %).

 

 

 

Le cas Ismaïlova, reflet de l’arbitraire en Azerbaïdjan

 

9 septembre 2015

 

Une fois encore, le pouvoir azerbaïdjanais a prouvé son inclination à l'autoritarisme. La journaliste Khadija Ismaïlova a ainsi été condamnée mardi 1er septembre à sept ans et demi d'emprisonnement, officiellement pour « détournement de fonds, entrepreneuriat illégal, évasion fiscale et abus de pouvoir ». A l’origine, elle avait été arrêtée en décembre pour avoir... poussé l'un de ses anciens collègues à tenter de se suicider ; accusation retirée ultérieurement par le plaignant.

 

Son incarcération – sort déjà réservé à onze autres journalistes et blogueurs parmi 80 prisonniers politiques – sonne comme un avertissement à ceux qui ont fait de la liberté d'information leur vertu cardinale. « C'est un signal d'intimidation extrêmement fort vis-à-vis des collègues de Khadija qui persistent à faire leur travail envers et contre tout », observe Johann Bihr, responsable du bureau Europe de l'Est et Asie centrale de Reporters sans frontières, qui déplore une « parodie de procès fondée sur un dossier monté de toutes pièces ».

 

« Est-ce de l'incompétence, de la paranoïa ? Ce verdict, en tout cas, est d'autant plus incompréhensible que le régime, en agissant de la sorte, ne peut qu'attirer négativement l’attention sur lui », analyse de son côté Laurent Vinatier, chercheur associé à l'Institut Thomas More, cercle de réflexion indépendant sis à Bruxelles et à Paris.            

 

Pourquoi une telle cabale ? Figure centrale de la presse d'investigation de son pays – elle a déjà été primée à plusieurs reprises... sur la scène internationale pour la qualité de son travail –, la jeune femme de 39 ans a eu le tort de s'intéresser de trop près aux malversations financières et autres manœuvres prévaricatrices dont se sont rendus coupables le président Ilham Aliev et son entourage.  Elle a notamment affirmé que le gouvernement était une « machine de répression » et que le président, qui a hérité le pouvoir de son père Heydar Aliev en octobre 2003, avait « dilapidé le budget de l’Etat au bénéfice direct des membres de sa famille ».

 

Ses longues enquêtes l’ont en particulier menée à une myriade de comptes en banque offshore et de contrats douteux. « Ses principales révélations concernaient les conflits d'intérêts au sommet de l'Etat, et notamment la manière dont le clan présidentiel a accaparé toutes les activités les plus rentables. Elle a, par exemple, détaillé comment les filles Aliev avaient, par le biais d'un système élaboré de sociétés-écrans, fait main basse sur l'un des principaux champs pétrolifères du pays ainsi que sur les grands opérateurs téléphoniques », précise M. Bihr.                  

« En Azerbaïdjan, pour importer ou exporter des biens, il faut nécessairement passer par le biais de structures monopolistiques qui sont toutes contrôlées, de manière plus ou moins étroite, par la famille Aliev et ceux qui sont à sa solde – l'administration présidentielle et certains ministres, comme celui chargé des situations d'urgence, Kamaleddine Heydarov, et celui des transports, Ziya Mamedov. Cette captation de l'élite, qui possède l'exclusivité sur l'ensemble des secteurs économiques, se chiffre en milliards de dollars », corrobore un expert de l'espace post-soviétique qui souhaite conserver l'anonymat.

 

« Partant de ce postulat, il est fort probable que les fonds tirés de la manne pétrolière servent en réalité à enrichir les caisses des Aliev », poursuit-il. En 2014, le pays pointait d'ailleurs à la 126e place sur 174 dans le classement de l'ONG Transparency International mesurant la corruption publique.              

 

Elle-même fille d’un ancien haut responsable gouvernemental, Khadija Ismaïlova n’est pas la seule à payer au prix fort son engagement en faveur de la liberté d'expression et contre les turpitudes de la camarilla dirigeante. A la mi-août, les militants des droits de l'homme Layla et Arif Yunus ont, eux aussi, reçu de lourdes peines (respectivement huit ans et demi et sept ans d'emprisonnement) pour les mêmes motifs. D’autres encore ont été embastillés sans preuves tangibles, qui pour « hooliganisme », qui pour « trafic de drogue » ; un « grand classique », selon Johann Bihr.

 

« A en croire les autorités, tous les opposants, tous les journalistes seraient de dangereux toxicomanes », s'émeut-il, expliquant que, pour réduire à quia les voix discordantes, la palette des moyens utilisés est large. « Ces méthodes sont caractéristiques de puissances mafieuses. Aux enlèvements et à l'intimidation s'ajoutent le chantage et les pressions économiques à l'encontre des derniers médias indépendants. En 2014, le journal Zerkalo [miroir, en russe] a ainsi été contraint de fermer faute de moyens. Quant à Azadliq, il est régulièrement frappé d'amendes astronomiques. »                   

 

Réputée pour son assurance, son pragmatisme et sa pugnacité, Khadija Ismaïlova n’a jamais cédé aux pressions du pouvoir, y compris lorsque celui-ci a tenté en 2012 de jeter l’opprobre sur elle en diffusant en ligne une vidéo de ses ébats avec son compagnon. Bakou l’a également accusée d'être tantôt « pro-arménienne » (invective suprême, les deux pays étant depuis le début des années 1990 à couteaux tirés à propos de la souveraineté du Haut-Karabakh), tantôt un « agent de l'étranger ».

 

A la sortie du tribunal de Bakou, Elmira Ismaïlova a assuré que sa fille « n'en rester[ait] pas là, qu’elle ne demeurer[ait] pas mutique et que sa plume ne s'assécher[ait] pas ». Le salut viendra peut-être aussi de l'étranger, où certains journalistes exilés ont monté leur propre média, à l'instar d'Emin Milli, fondateur de Meydan TV en Allemagne ou de Ganimat Zaïdov, créateur en France d'Azerbaycan Saati, une télévision satellitaire émettant quelques heures par semaine sur la fréquence d'une chaîne turque qui envisage d'augmenter son temps de diffusion. 

 

Jusqu'à présent, l'Azerbaïdjan, qui a accueilli en juin les premiers Jeux européens, n'a essuyé que des critiques feutrées de la part des Etats-Unis et plus encore de l'Union européenne. Pour Laurent Vinatier, cette retenue tient probablement à plusieurs raisons : « Il y a d'abord le fait que l'Azerbaïdjan soit situé sur un couloir énergétique majeur [menant au Kazakhstan et au Turkménistan]. Ensuite, les tensions accrues avec la Russie à propos de la crise ukrainienne ont changé la donne : il s'agit d'empêcher Bakou de passer dans l'orbite russe. Enfin, il faut reconnaître que les hiérarques azerbaïdjanais ont une politique de 'lobbying' très efficace vis-à-vis des Etats européens. »

 

Johann Bihr, pour sa part, relativise la portée de cet argumentaire : « La vérité, c'est que l'Azerbaïdjan joue sur les deux tableaux, russe et européen, en privilégiant une posture neutre et isolationniste. Il n'existe donc aucune raison valable pour justifier la pusillanimité de l'UE, si ce n'est peut-être économique. » Ce qui ne l'empêche pas de reconnaître, lui aussi, l'influence redoutable de la fameuse « diplomatie du caviar ». Une corruption active qui étend ses tentacules jusqu'au Bundestag (la chambre basse du Parlement allemand) et à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (1), dont, ironie suprême, Bakou est toujours membre malgré son lourd passif en matière de droits de l'homme.  

 

* * *

(1) Le Conseil de l'Europe, créé en 1949, est la principale organisation de défense des droits de l'homme du continent européen. Elle regroupe 47 Etats, dont les 28 membres de l'Union européenne. Son siège se trouve à Strasbourg.

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