Siège de la Cour pénale internationale à La Haye, aux Pays-Bas.
La CPI, bête noire du continent africain
14 septembre 2013
Portée officiellement sur les fonts baptismaux le 1er juillet 2002, après moult chausse-trapes, la Cour pénale internationale (CPI) s'était alors fixé une impérieuse mission : « contribuer à mettre fin à l’impunité des auteurs des crimes les plus graves [crimes de génocide, crimes de guerre, crimes contre l'humanité et crimes d’agression] qui touchent la communauté internationale ». Onze ans plus tard, cet idéal, quelque noble qu'il soit, peine à être atteint, grevé par des accusations pressantes de « justice sélective », notamment en Afrique.
L’ouverture du procès de William Ruto, mardi 10 septembre, représente à cet égard un abcès de fixation révélateur. Intronisé il y a seulement six mois, le nouveau vice-président kényan, âgé de 46 ans, est poursuivi par l’institution de La Haye (Pays-Bas) pour crimes contre l'humanité, une première pour un homme d'Etat en exercice. Plus précisément, il est accusé de « meurtre, déportation ou transfert forcé de population et persécution ».
Selon le procureur, la Gambienne Fatou Bensouda, il aurait joué un rôle crucial dans les troubles post-électoraux survenus entre décembre 2007 et février 2008. Le Kenya avait alors été happé dans une spirale de violences entre Kalenjin et Kikuyu – deux des principales ethnies nationales –, qui avait fait près de 1 100 morts et 650 000 déplacés. A l’instar du président Uhuru Kenyatta, élu en mars sur le même « ticket » et dont le procès a été fixé au 12 novembre, William Ruto récuse les charges portées contre lui. Et préfère jeter l’opprobre sur la CPI, taxée de « néo-colonialisme ». Un réquisitoire dont la teneur n’est pas nouvelle.
A l’occasion du 17e sommet des chefs d’Etat de l’Union africaine (UA), le 29 juin 2011 à Malabo, en Guinée Equatoriale, le Gabonais Jean Ping, alors président de la Commission de l’UA, avait lancé un pavé dans... la cour : « On a l’impression que la CPI ne vise que les Africains. Cela signifie-t-il que rien ne se passe par exemple au Pakistan, en Afghanistan, à Gaza, en Tchétchénie ? Ce n’est pas seulement en Afrique qu’il y a des problèmes. Alors, pourquoi ne juge-t-elle que des Africains ? ». En mai dernier, le premier ministre éthiopien Hailemariam Desalegn a, lui aussi, vilipendé sans ménagement l’institution, laquelle, à l'en croire, s’adonnerait à « une chasse raciale » (1).
La CPI, régie par le Statut de Rome de juillet 1998 auquel 122 Etats sont partie – à l’exception de puissances notables comme les Etats-Unis, la Chine et la Russie – est-elle une juridiction intrinsèquement biaisée n’ayant dans sa mire que des dirigeants-autocrates africains ? D’aucuns le prétendent et en veulent pour preuve que les huit enquêtes ouvertes par l’organisation internationale indépendante, qui n’appartient pas au système des Nations unies, visent toutes des pays africains (Ouganda, République démocratique du Congo, République centrafricaine, Darfour/Soudan, Kenya, Libye, Côte d’Ivoire, Mali).
De fait, depuis 2002, la trentaine de personnes inculpées est exclusivement issue du continent noir. Parmi les plus connues, Laurent Gbagbo, l'ancien président ivoirien [et premier chef d'Etat écroué à La Haye en novembre 2011], Jean-Pierre Bemba, ex-vice-président de transition en RDC (2003-2006) après avoir été chef de guerre, ou Joseph Kony, figure de proue de la tristement célèbre Armée de résistance du Seigneur, en Ouganda. Sans oublier le Soudanais Omar Al-Bachir, sous le coup d’un mandat d’arrêt pour génocide, crimes de guerre et crimes contre l'humanité au Darfour, ce qui ne l'empêche pas de voyager à l’étranger en toute quiétude, comme à la mi-juillet au Nigeria.
Si le rôle premier de la CPI est de faire pièce aux fossoyeurs des droits humains, certaines voix discordantes s’interrogent : comment se fait-il que le satrape syrien Bachar Al-Assad, accusé de massacrer son propre peuple à l’artillerie lourde et (supposément) à l’arme chimique, ne soit pas inquiété ? C’est oublier que, d’un point de vue strictement juridique, Damas n’a jamais ratifié le Statut de Rome... Face au double procès, en partialité et en pusillanimité, qui lui est intenté, la CPI dresse ses lignes de défense.
Ne pouvant être saisie qu'en derniers recours, la Cour « n’intervient pas lorsqu'une affaire fait l'objet d'une enquête ou de poursuites dans un système judiciaire national, sauf si ces procédures ne sont pas menées de bonne foi, par exemple si elles ont été engagées officiellement, uniquement pour soustraire une personne à sa responsabilité pénale ». De fait, les Etats les plus faibles – autrement dit ceux dont les structures institutionnelles sont déliquescentes, voire inexistantes – sont aussi ceux vers lesquels elle va être naturellement encline à se tourner. Or, à cet égard, l’Afrique représente davantage la règle que l’exception...
La CPI fait également valoir que, sur les huit enquêtes ouvertes par le procureur, seules deux l’ont été proprio motu (de sa propre initiative, avec l’autorisation des juges de la Chambre préliminaire), pour le Kenya et la Côte d'Ivoire. Dans le cas de la Libye et du Darfour/Soudan, un renvoi a été effectué par le Conseil de sécurité de l'ONU. Pour ce qui est des quatre affaires restantes (RDC, Ouganda, République centrafricaine et Mali), l’initiative a émané... des Etats eux-mêmes.
Guère surprenant quand on sait – et c’est là le troisième angle d’attaque de la Cour – que de nombreux pays africains ont adhéré à ses principes de leur propre gré. « Le continent africain est celui qui a le plus haut taux de ratification du Statut de Rome [34 sur 122]. La plupart de ces Etats ont demandé à la Cour d’intervenir sur leur territoire. Par conséquent, le fait qu’ils se disent ensuite victimes d’un acharnement est un peu facile. Au surplus, cela ne reflète pas la réalité », précise Me Philippe Currat, docteur en droit et Secrétaire général du Barreau pénal international.
Pour battre en brèche tout soupçon d’iniquité, le bureau du procureur a annoncé qu’il effectuait des examens préliminaires hors d’Afrique, en Afghanistan, en Colombie, au Honduras, en Corée ou encore en Géorgie. Reste à savoir si ces arguments suffiront à étouffer des critiques de plus en plus virulentes. Déterminé à ne pas s’en laisser conter, le Parlement kényan a adopté dès le 5 septembre une motion prévoyant un retrait pur et simple du Statut de Rome (ce que ce dernier autorise). Un projet de loi devrait être déposé sous peu en ce sens.
En pratique, son éventuelle adoption n'infléchira pas la tendance, le retrait ne devenant effectif qu'un an après la demande. La procédure suivra ainsi son cours. L’image du Kenya, cependant, s’en trouverait écornée. « Ce serait un message politique fort, mais néfaste envoyé par Nairobi, car cela voudrait dire que les Etats parties sont les bons élèves, ceux qui ne commettent pas d’infractions. Est-ce une simple rodomontade des autorités kényanes ? Iront-elles jusqu’au bout du processus ? C’est toute la question », estime Me Currat. « Pour MM. Ruto et Kenyatta, ce serait presque plus intelligent de dire : ‘vous nous accusez ? Alors discutons-en, faisons le procès. Venez siéger au Kenya, menez vos enquêtes’. Ayant toutes les cartes en main, ils peuvent tout à fait se défendre et s’en sortir la tête haute. D’autant qu’il n’est pas facile d’avoir des éléments de preuve suffisants dans ce type de situation », poursuit-il.
A ce stade, la principale crainte, exprimée par plusieurs ONG, est que l’attitude comminatoire du Kenya – du reste loin d’être approuvée de manière unanime par l’UA – ne fasse des émules et n’attise perfidement rébellion et rancœur sur le reste du continent. La Tanzanie et l’Ouganda songent déjà à emboîter le pas de Nairobi et à se délier de toute obligation légale vis-à-vis de La Haye. Ce qui, assurément, ébranlerait les fondations de la CPI. Mais pour Me Currat, la Cour doit aussi faire un effort sur elle-même en termes de crédibilité : « Il faut qu’elle puisse être légitime. Or, elle ne le sera que si elle s'attaque à tous les camps en présence qui commettent les crimes relevant de sa compétence, forces gouvernementales comme non gouvernementales. Toutefois, c'est dans la seule situation où elle l'a fait à ce jour (le Kenya) qu'elle s'attire la colère des Etats, car elle attaque justement le pouvoir en place. C'est son mandat, confié par ces mêmes Etats, mais c'est aussi son plus grand risque ».
* * *
(1) La capitale éthiopienne, Addis-Abeba, abrite le siège de l’Union africaine. Cette dernière a été créée à Durban (Afrique du Sud), en 2002, en remplacement de l’Organisation de l’unité africaine. Elle rassemble 54 Etats.