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Les GAFES (Groupe aéromobile de forces spéciales), unité d'élite de l'armée mexicaine, patrouillent dans l'Etat du Michoacán (ouest), en 2004.

 

 

 

Joaquín "El Chapo" Guzmán, le chef du puissant cartel de Sinaloa.

 

Mexique : « la guerre contre les cartels est loin d'être finie »

5 décembre 2013​

Le 1er décembre 2012, lors de son investiture, le nouveau président mexicain, Enrique Peña Nieto, s'était présenté comme le chantre de la rénovation nationale, en rupture avec le conservatisme intransigeant de son prédécesseur, Felipe Calderón (2006-2012). Dans un discours solennel aux accents messianiques, il avait alors prôné un changement de paradigme pour venir à bout du crime organisé, en remettant « le citoyen et sa famille au centre des politiques de sécurité ».

 

Un an plus tard, tandis que le chef de l'Etat s’attache à lancer de nombreux chantiers de réforme dans les secteurs bancaire, éducatif, énergétique ou encore judiciaire, qu’en est-il de ses promesses concernant la lutte contre le narcotrafic ? Sociologue, chercheur à l’IRD (Institut de recherche pour le développement) et enseignant à Paris-I/Paris-III, Jean Rivelois, spécialiste des phénomènes de violence et de corruption liés au narcotrafic sur le continent américain, décrypte la stratégie du nouveau pouvoir et évalue ses premiers résultats.

 

>> Après un an de mandat, quel est le bilan d'Enrique Peña Nieto en matière de lutte contre les narcotrafiquants ?

 

Jean Rivelois : Il est encore trop tôt pour dresser un véritable bilan de l'action menée par Enrique Peña Nieto sur ce point. En effet, les structures du narcotrafic sont solidement implantées au Mexique, et ce depuis les années 1960. En conséquence, cela demandera du temps pour les démanteler. Le système politique est ainsi fait qu'il existe des collusions à tous les niveaux et qu'il est difficile de savoir à qui l'on a affaire. Cela remet en question les autorités politiques et institutionnelles – notamment la police –, et, partant, la légitimité du pouvoir. Enrique Peña Nieto a été élu en priorité pour faire pièce à l'insécurité publique qui gangrène le pays. La guerre contre les cartels qui avait été lancée par Felipe Calderón s'est soldée par un échec, dans la mesure où elle n'a pas permis une pacification des rapports sociaux. Tout le défi du président est de mettre l'expérience de son parti, le PRI [Parti révolutionnaire institutionnel], au service de la recherche d'une solution durable et efficace.

 

Aujourd'hui, les autorités mexicaines sont confrontées à un dilemme : soit elles négocient avec les « narcos » sur une base financière, au risque d'accroître la corruption extra-systémique, soit elles font le choix d'une guerre frontale, ce qui ne peut qu’augmenter le niveau de violence. L'art de gouverner consiste à jouer de manière habile sur ces deux tableaux. C'est ce que s'efforce de faire le chef de l'Etat : il réprime et, parallèlement, mène dans le plus grand secret des tractations avec les cartels. Celles-ci, cependant, ne porteront pas leurs fruits immédiatement car une grande partie de la violence actuelle découle, non pas du conflit opposant l'Etat aux narcotrafiquants, mais des rivalités entre clans pour s'approprier les territoires ou richesses illégales de l'adversaire. Auparavant, il existait six ou sept grandes organisations criminelles sur l'ensemble du territoire ; aujourd'hui, on en compte au moins une vingtaine. Toutes se battent pour le contrôle des routes de la drogue qui mènent des Andes aux Etats-Unis.

 

>> Quelle comparaison peut-on établir entre la politique d'Enrique Peña Nieto et celle de Felipe Calderón ?

 

Enrique Peña Nieto mène à la fois une politique de continuité et de rupture. Continuité, dans le sens où la répression contre les « narcos » se poursuit. On l'a encore vu récemment dans l'Etat du Michoacán (ouest), où le port de Lazaro Cardenas a été pris par l'armée. Cette stratégie a cependant ses limites, pour deux raisons. D'abord, parce que les militaires ne peuvent pas rester indéfiniment sur les territoires qu'ils reconquièrent. Ensuite, parce que les narcotrafiquants ne font que déplacer, de manière provisoire, leurs activités. C'est ce qui s'était passé lors de la mise en œuvre de « l’opération Condor », en 1975. Les troupes avaient alors été envoyées dans l'Etat du Sinaloa (nord-ouest), poussant les barons de la drogue à s'installer dans le Jalisco et le Guerrero, plus au sud. Au bout du compte, leur emprise, loin d'être réduite à néant, s'était renforcée. Comme je l'ai dit, la rupture, elle, se manifeste par une volonté nouvelle de négociation avec les trafiquants, l'objectif sous-jacent étant de faire baisser le niveau d'insécurité perçu et réel. Entre 2006 et 2012, la guerre contre les cartels a fait au moins 60 000 victimes, sans parler des disparus.

 

>> La répression est-elle aussi visible qu'auparavant ?

 

Oui. Au Mexique, l'armée est incontournable. Elle patrouille dans les rues des grandes villes, mais circule aussi dans les régions rurales. Le problème, c'est que cette présence ne parvient pas à enrayer la violence. Cela tient en partie au fait que les narcotrafiquants ont diversifié leurs activités. Au fil des années, la plupart d'entre eux se sont convertis au trafic d'armes, au trafic d'êtres humains, au racket et aux enlèvements avec demande de rançon. Dans certaines parties du pays – les Etats frontaliers des Etats-Unis, ainsi que les grandes villes comme Mexico, Guadalajara ou Monterrey –, il est devenu impossible pour les entrepreneurs de ne pas payer un impôt informel aux acteurs souterrains. Désormais, les narcotrafiquants ne sont plus à l'extérieur du système, mais à l'intérieur.

 

L'autre problème majeur concerne la régulation du narcotrafic. Jusqu'au terme du mandat de Carlos Salinas de Gortari [président de la République de 1988 à 1994], l'Etat central exerçait un pouvoir de contrôle étroit sur l'activité des cartels. Par la suite, celui-ci a été transféré aux gouverneurs des Etats fédérés. Or, aujourd'hui, il existe des zones où les « narcos » sont plus puissants que les autorités légales. Ils disposent d'un arsenal et d'un poids financier qui les placent en position de force sur le terrain. De fait, leur capacité de nuisance s'en trouve renforcée, non seulement vis-à-vis du pouvoir institutionnel, qui peine à rétablir l'état de droit, mais aussi de la population, soumise à la terreur.

 

>> On a l'impression que la violence ne frappe pas de manière égale l'ensemble du Mexique. Est-ce le cas ?

 

En effet. Dans le Yucatán ou le Quintana Roo, par exemple, la violence est beaucoup moins prégnante que sur la côte Pacifique. Cela est lié au fait que, dans la région de la péninsule (sud-est), le PRI a su négocier avec les narcotrafiquants en les considérant comme des entrepreneurs ; des entrepreneurs certes illégaux et criminels, mais qui produisent de la richesse, utilisent de la main-d'œuvre et contribuent, en un sens, au développement des territoires grâce à la redistribution sociale. Le message distillé par le pouvoir peut finalement se résumer ainsi : « Nous ne voyons pas d'objection à ce que vous poursuiviez vos activités, mais à deux conditions : que vous n'ayez aucune prétention politique et que vous reversiez aux représentants locaux ou régionaux de l'Etat une partie de vos bénéfices. Si vous acceptez, alors vous aurez la protection de l'Etat ».

 

>> Quel est, aujourd'hui, le cartel le plus puissant au Mexique ?

 

Les Zetas et le cartel de Sinaloa sont aujourd'hui les deux principales organisations criminelles du Mexique. La première [fondée à la fin des années 1990 pour servir de bras armé au cartel du Golfe par d'anciens militaires d'élite déserteurs formés notamment aux Etats-Unis et rompus à la guérilla urbaine, à la contre-insurrection et aux explosifs] contrôle la péninsule du Yucatán, côté Caraïbes. La seconde est implantée côté Pacifique. Elle est dirigée par Joaquín « El Chapo » Guzmán, toujours activement recherché par les autorités [sa tête est mise à prix cinq millions de dollars]. Cela dit, il est difficile de mesurer la puissance d'un cartel. Certes, le nombre de ses victimes peut être un indicateur, mais n'est-ce pas plutôt le reflet d'une certaine faiblesse ? Le principal danger réside dans le fait que ces organisations ont toujours la capacité de débaucher des militaires insatisfaits de leur solde. Or, quand des membres des forces spéciales les rejoignent, ils n'apportent pas seulement leur uniforme, mais leurs armes et leur savoir-faire.

 

Pour la population, la difficulté est d'identifier qui est qui. Lorsque l'on est arrêté par un barrage sur une route mexicaine, il n'est jamais évident de savoir si l'on a affaire à de vrais militaires/policiers chargés de faire respecter l'ordre légal, s'il s'agit de militaires/policiers au service des narcotrafiquants ou encore de « narcos » déguisés en militaires/policiers. Cela pose un vrai problème de légitimité politique. C'est la raison pour laquelle Felipe Calderón, ou du moins son parti [le Parti action nationale, centre droit], a été évincé du pouvoir.

 

>> La violence n'émane-t-elle que des cartels ?

 

Non. Plusieurs couches de violence se superposent, avec des acteurs très différents. Il y a d'abord la violence institutionnelle perpétrée par l'armée, dont les méthodes sont souvent brutales. Régulièrement, celle-ci fait irruption dans les quartiers périphériques des grandes villes pour enlever les dealers de rue et remonter ainsi à la source des réseaux. Pour les faire parler, le recours à la torture est monnaie courante. C'est ainsi que, chaque année, des milliers de familles cherchent leurs enfants disparus. A cela s'ajoute la violence sociale, qui regroupe la délinquance ordinaire (vols et petits larcins) et la délinquance de survie, laquelle est, pour partie, connectée aux grandes organisations criminelles.

 

A mesure que la guerre contre la drogue a gagné en intensité, le trafic d'armes s'est également accéléré. Ces armes proviennent principalement des Etats-Unis par contrebande, via les mêmes routes que la drogue, mais en sens inverse. Or, plus il y a d'armes létales en circulation, plus la tentation de la violence extrême est grande.

 

>> Plusieurs ONG ont déploré le fait que des violations des droits de l'homme étaient toujours perpétrées en toute impunité dans le pays, y compris par les forces de sécurité. Qu'en est-il ?

 

C'est hélas une triste réalité. Au Mexique, l'armée a toujours fait figure d'Etat dans l’Etat. On tolère ses atteintes répétées aux droits de l'homme et ses exactions. Lors du soulèvement étudiant de Mexico, en 1968, par exemple, aucun soldat n'a été mis en prison. Cela s'inscrit dans la tradition autoritaire du système.

 

>> Quel regard la population porte-t-elle sur cette violence ?

 

La population perçoit cette violence avec impuissance. Celle-ci n'épargne personne, ni les associations de défense des droits de l'homme, ni les journalistes, contraints de s'autocensurer par peur de représailles. Dans ce contexte, les citoyens tentent surtout de se protéger au quotidien, parfois en constituant des groupes d’autodéfense.

 

>> La guerre contre le narcotrafic peut-elle être gagnée ?

 

Enrique Peña Nieto a en tout cas retenu la leçon. Conscient de l'inanité du tout-militaire, il va chercher à mobiliser les grandes entreprises mexicaines et étrangères pour qu'elles investissent dans les régions perdantes du pays, c'est-à-dire celles qui se trouvent en dehors de l'état de droit et n'offrent guère de perspectives. Il va sans doute miser sur le développement économique et social, tout en essayant de rétablir l'autorité de la loi par la répression. Mais tant que la principale cause de la violence, à savoir la pauvreté, ne sera pas éradiquée, cela ne fonctionnera pas.

 

Dans certaines zones rurales, en effet, les seules richesses sont les plantations de marijuana et de pavot. L’Etat y est absent : il n’y a pas de services publics, pas d'école. Il faut agir également à ce niveau-là. Mais le pays a accumulé un tel retard en la matière que cela va prendre du temps et coûter très cher financièrement. En conclusion, je pense que la guerre contre les cartels est loin d’être finie, d‘autant qu’elle est transnationale. Aux Etats-Unis, l'administration Obama pratique pour l’heure la politique du containment, qui consiste à endiguer la violence et à la maintenir hors du territoire. Le calcul, machiavélique, qui est fait est le suivant : « favorisons l’opposition entre clans criminels, de sorte que les narcotrafiquants s’exterminent entre eux. Ainsi, nous n’aurons pas à intervenir directement ». C’est de la pure realpolitik. En fait, je crois que les Américains ne sont pas mécontents que la lutte contre la drogue mine le Mexique. A une condition toutefois : que les narcotrafiquants n’infiltrent pas trop le pouvoir politique...

 

Propos recueillis par Aymeric Janier

 

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